Vladimir Poutine et la dissuasion nucléaire ☢
santé mentale, théorie des jeux, nature humaine et désir mimétique
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Je ne sais pas comment sera la troisième guerre mondiale, mais ce dont je suis sûr, c’est que la quatrième se résoudra à coups de bâtons et de silex. Einstein
Beaucoup de choses se sont déroulées dans les dix jours qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Comme toujours dans des périodes de crise, nos émotions sont constamment sollicitées au risque de sacrifier notre esprit critique. Et sans esprit critique, le dogme s’invite à la table.
L’assaut qui est fait aux arts russes à travers le monde, par exemple, est une hérésie à 2 titres : d’abord, car il est absurde d’amalgamer les arts à la doctrine militaire et politique. Personne ne bénéficiera de n’avoir pas lu Dostoïevsky ou admiré les ballerines du Bolchoï.
Mais aussi car ce sont souvent les artistes qui sont les plus contestataires.
Tolstoï, anarchiste et notoirement critique de l’empire Russe, se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’il avait été retiré des étagères en réaction à une décision de son gouvernement.
Pour prendre de la hauteur, je vais donc tâcher de traiter 3 pratiques pour appréhender n’importe quelle crise avec un maximum de recul :
Ne pas sous estimer l’ennemi
Comprendre la nature humaine
Connaître la théorie des jeux
Ne pas sous estimer l’ennemi
Il n'y a de pire danger que de sous-estimer son ennemi. Lao-Tzu
Depuis le début de la crise, on entend régulièrement que Poutine a perdu les pédales.
Pourtant, c’est un homme particulièrement réputé comme tacticien, un joueur d’échecs froid et mesuré. Les récits de son traitement des milliardaires et médias russes à son arrivée au pouvoir en sont le glaçant témoignage.
Prétendre qu’il est fou n’a donc qu’un seul effet : augmenter le degré de peur et d’irrationalité des décisions que l’on prend.
En fait, il n’y a pas de meilleur moyen de lui rendre service qu’en le considérant comme inapte à développer un plan qui lui paraît censé.
Traiter Poutine de fou, c’est considérer que ses actions sont incompréhensibles, et nous priver de la capacité à prédire ses mouvements. C’est refuser d’admettre que ses actions suivent une logique et qu’il sera plus facile de limiter la casse si on est capable de la comprendre.
Pour rappel, il faut 3 éléments pour commettre un crime : un motif, des moyens, et une opportunité.
Poutine n’a jamais caché son désir de reprendre le contrôle du bloc soviétique ni son désamour pour l’occidentalisation des pays limitrophes - son motif est clair.
Avec la 5eme armée du monde, il avait les moyens de mener une guerre, même si personne n’avait prédit qu’il aurait autant de difficultés à en faire usage.
Il ne manquait plus que l’opportunité.
Or, plusieurs éléments auraient pu rationnellement pousser Poutine à choisir ce moment pour essayer d’envahir l’Ukraine : le déclin de l’Occident (que je traitais récemment) ; l’élection d’un président américain très âgé, fébrile physiquement ; la dépendance importante de l’Europe au gaz russe, qui a fourni un immense levier au Kremlin et poussé l’Allemagne à prendre des décisions inattendues ; la perte rapide de soft-power de la Russie auprès des pays de l’ex URSS ; et enfin les enjeux autour des matières premières, la Russie et l’Ukraine étant respectivement 3e et 8e producteurs mondiaux de blé.
Ainsi, le plan de Poutine, de son point de vue, est censé. Restait à tirer profit de la nature humaine pour convaincre ses partisans.
Comprendre la nature humaine
Alexandre Soljenitsyne, l’auteur de l’Archipel du Goulag qui a passé 8 ans dans les camps de travail, a raconté qu’il avait failli être recruté par le KGB lorsqu’il était jeune. À une décision de vie près, il se serait retrouvé du côté des bourreaux plutôt que des victimes.
Son propos, c’est que la plupart des Hommes sont capables d’atrocités, et ils ne manqueront pas de les justifier lorsqu’ils les commettront.
Le monde n’est pas divisé entre le bien et le mal. Définir ces termes n’est ni universel ni intemporel, et chacun d’entre-nous possède la faculté de commettre les deux. C’est le contexte qui détermine nos actes.
Penser qu’on aurait inévitablement été celui qui a refusé de lever la main lors du discours d’Hitler est un leurre.
Les militaires Japonais qui ont commis les atrocités à Nankin lors de la guerre sino-japonaise (l’un des livres les plus éprouvants que j’ai lus) sont ensuite rentrés dans leur pays et ont mené des vies tout à fait normales : médecins, avocats, maris, pères de famille.
Pour expliquer comment les Hommes en viennent à commettre ces atrocités, le philosophe René Girard a proposé la théorie du mimétisme.
Dans cette théorie, il différencie nos besoins de nos désirs. D’après-lui nous désirons inconsciemment ce que les autres convoitent. De là naît une concurrence qui mène à la violence, et pour expier celle-ci, nous désignons une victime commune, un “bouc émissaire”, que l’on sacrifiera pour rétablir la paix.
Ce mécanisme existerait depuis la nuit des temps, et serait le socle de nos mythes : des sacrifices de nos sociétés primitives (comme les Aztèques) au mythe d’Œdipe (tenu responsable de la peste), jusqu’à la crucifixion du Christ.
Le désir mimétique pourrait être la source profonde des enjeux territoriaux qui subsistent depuis le début de la guerre froide (qui, visiblement, n’a jamais cessé).
Et l’OTAN le bouc émissaire désigné par Poutine à son peuple.
Il est donc possible que la colère du peuple russe liée aux sanctions occidentales ne se cristallise pas sur leur dirigeant, mais bien sur nous.
Et ne nous fourvoyons pas en pensant que seuls nos ennemis sont soumis au désir mimétique. “La foule a beaucoup de têtes et pas de cervelle”, disait Thomas Fuller.
Chaque groupe, chaque communauté, chaque nation est capable de désigner un coupable dans des périodes de crise. Le Covid-19 en a été la démonstration, les boucs émissaires se succédant pour purger la colère collective. Personne n’a manqué de choisir le sien.
En vertu du contexte actuel, il est intéressant d’écouter René Girard à propos de l’intervention Occidentale en Yougoslavie en 1994 :
Ce qu’il y a de pire dans les médias, c’est qu’ils oublient l’élément d’incertitude de la décision (…). Ils veulent pousser les gouvernement à l’intervention. Et quand ça ne marchera pas, ils les traiteront de va-t-en guerre. Car la seule chose qui intéresse les Hommes, c’est d’avoir un bouc émissaire, et le meilleur bouc émissaire, c’est le gouvernement.
Et une fois le bouc émissaire désigné, il est temps de mettre en place sa stratégie. Pour ça, il faut savoir lire ses ennemis, notamment grâce à la théorie des jeux.
Théorie des jeux et bombe nucléaire
La dissuasion nucléaire a beaucoup intéressé les théoriciens du conflit depuis les années 1960 car elle introduisait une nouvelle variable à la discipline.
D’un point de vue purement rationnel, si on subit un bombardement nucléaire, le meilleur chemin à suivre est de négocier un cessez-le-feu pour sauver ce qui reste plutôt que de répliquer. Répliquer augmenterait les dégâts pour tous, y compris les nôtres.
Mais Kruchev a appliqué une solution contre-intuitive à ce problème : limiter ses options, en envoyant cet ultimatum aux américains :
Si vous envoyez vos tanks, nos têtes nucléaires s’envoleront automatiquement pour vous détruire
Il dit en substance que même s’il voulait adopter la posture rationnelle, il en serait incapable, car il n’y a pas de décision humaine : toute attaque aurait un résultat perdant/perdant.
Evidemment, c’était un mensonge. Il n’y a jamais eu aucun système automatique - en fait, il y a au moins 2 événements enregistrés où ce sont des humains qui ont évité l’apocalypse, contre l’avis des machines - mais cette approche a permis à la dissuasion nucléaire de fonctionner.
Il en va de même pour les culture de l’honneur et la loin du Talion. “Vous pouvez tuer l’un des nôtres, mais sachez que notre réaction ne sera pas rationnelle : nous tuerons les vôtres, même si cela augmente aussi les victimes de notre côté. C’est la seule option que nous envisageons.
C’est cette irrationalité chez nos adversaires qui peut mener à la dissuasion, même lorsqu’on possède un avantage militaire.
Ces règles s’appliquent d’ailleurs aux jeux comme le poker : le meilleur scénario est parfois d’avoir des options, mais de laisser penser à l’adversaire que nous n’en avons que très peu.
Ainsi, même si la dissuasion nucléaire semble fonctionner, le danger reste trop élevé compte tenu des enjeux. Nos tracas quotidiens sont passés au second plan.
Skin in the game
Car on peut mesurer le confort d’une société à la trivialité des sujets qui l’animent.
Combien de sujets ont disparu de la sphère politique depuis que la guerre est à nos frontières ?
Des problèmes qui paraissaient insurmontables sont dorénavant oubliés ; si la crise a un effet positif, c’est précisément celui de nous faire réaliser notre confort et la complexité de notre monde.
Une chose est claire : dans un contexte comme celui-ci, avec informations incomplètes, il n’y a pas de choix évidents.
Méfions-nous de ceux qui affirment avoir une solution toute prête à un problème évolutif et multivariables. Et n’oublions pas les enseignements de Nassim Taleb :
N’écoute jamais quelqu’un qui ne subira pas directement les conséquences de ce qu’il prêche.
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