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J’écris rarement, mais je prends toujours du plaisir à le faire - je suis convaincu que nous sommes dans la période la plus fascinante de notre histoire, et je ne me lasse pas d’observer et de prédire. Si les sujets t’intéressent, n’hésite pas à partager 😉
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La “Tinder economy”: un danger existentiel pour Homo Sapiens
Disclaimer: Dans l’essai ci-dessous, je cite de nombreuses études et statistiques - une statistique représente par définition une moyenne. Tu connaîtras forcément des individus qui ne correspondent pas à ces statistiques, mais ce qui nous intéresse ici est le comportement général observé d’une population.
Il y a 11 000 ans, Homo Sapiens termina de coloniser la planète et découvrit l’agriculture. À cette époque émergea aussi la notion de famille, fruit d’une rencontre amoureuse. Son fonctionnement, aujourd’hui appellé dating, a très peu changé depuis 400 générations.
Mais l’arrivée d’internet, et en particulier des apps de dating, risque de briser cet équilibre millénaire. Aliénés par la technologie, les prochaines générations désabusées pourraient abandonner purement et simplement l’idée de trouver un partenaire de vie… et condamner ainsi notre espèce.
Changement de moeurs
Car la clé de voute de la survie d’une espèce est sa capacité à produire et protéger des enfants. Celle-ci dépend directement de la fécondité de sa population, mais aussi des moeurs de ses individus vis à vis du sexe opposé.
Les hommes et les femmes ont, de manière générale, des préférences différentes dans ce qu’ils recherchent chez l’autre sexe.
Les actions parlent plus fort que les mots et par chance les plateformes de dating sont un formidable recueil de données comportementales, abondantes depuis dix ans. L’une des observations phares est liée au coefficient dit de “gini”, qui mesure un degré d’inégalité, généralement entre pays.
Sur Tinder, l’inégalité homme/femme affiche un coefficient de gini - en faveur des femmes - de 0.58, soit plus inégalitaire que 95% des économies mondiales.
Dans cette économie parallèle, où l’une de nos ressources principales est le physique, les 80% d’hommes les moins populaires de la plateforme sont en competition pour les 20% de femmes les moins recherchées, tandis que les 80% de femmes restantes se partagent les 20% hommes les plus convoités.
Les critères de choix pour les hommes et les femmes sont différents: parmi les plus importants pour les femmes figurent la taille et l’éducation (sur laquelle je reviendrai plus tard), tandis que les hommes privilégient généralement des attributs physiques… mais ils sont surtout moins selectifs.
En effet, les hommes “swipent” en moyenne 62% des femmes tandis que les femmes “swipent” seulement 4.5% des profils masculins.
Les apps de rencontre sont profondéments inégalitaires.
Loin d’être un problème, ce déséquilibre biologique a été déterminant pour le développement de nos civilizations.
Le sperme abonde, les ovules sont rares
Je ne t’apprends rien en disant que trouver un partenaire pour une nuit est en général plus simple pour une femme qu’un homme.
Cette difficulté accrue pour les hommes n’est pas un bug mais une fonctionnalité.
Si l’on souscrit au postulat de Richard Dawkins et son “gêne égoïste”, qui explique que notre objectif inné et inconscient est la propagation de nos gènes, alors il en résulte un déséquilibre flagrant: une femme ne peut produire grossièrement qu’un enfant par an tandis qu’un homme peut hypothétiquement faire des centaines, voire des milliers d’enfants s’il trouve un nombre suffisant de partenaires: plusieurs millions d’individus possèderaient ainsi aujourd’hui des gènes de Genghis Khan.
Par conséquent, le comportement naturel pour une femme est de rechercher la qualité d’un partenaire (peu d’enfants requiert de maximiser leur bagage génétique pour favoriser la survie), tandis que celui d’un homme est de rechercher la quantité de partenaires (beaucoup d’enfants, les meilleurs survivront).
Ceci explique pourquoi, aujourd’hui encore, les femmes déclarent en moyenne préférer l’engagement émotionnel tandis que les hommes sont plus susceptibles de préférer des relations seulement sexuelles.
Chez les animaux, on trouve souvent une dynamique de male alpha qui, par la force, se réserve le droit de propager ses gènes avec toutes les femelles de la tribu - c’était aussi le cas pour Homo Sapiens durant les premières 290 000 années de son histoire.
Comme on le précisait en introduction, la notion de famille traditionnelle, ensuite promue par les religions monogame, a dynamité ce système et apporté de nombreux bienfaits, notamment:
Forcer les hommes à s’occuper de la mère de leurs enfants pendant et après sa grossesse, réduisant la mortalité infantile
Permettre à une plus grande quantité d’hommes d’avoir accès à une partenaire et propager leurs gènes, réduisant la violence intra-communautaire, notamment en punissant les relations extra conjugales
Renforcer la cohésion et la stabilité sociale à travers l'établissement de liens familiaux clairs et bien définis
La démocratisation de la famille est ainsi l’un des pilliers du développement de nos sociétés et a naturellement suivi le cours de l’évolution: nous sommes biologiquement récompensés quand nous trouvons un partenaire de vie.
Le bonheur d’être aimé
Avoir un partenaire de vie que l’on aime est en effet l’un des éléments les plus impactants sur notre bonheur.
Par conséquent, il semble souhaitable que dans une population donnée, le maximum d’individus trouve un partenaire, idéalement pour se reproduire.
Pour cela, il faut que les critères de chaque sexe correspondent grosso modo à la qualité et quantité de partenaires disponibles sur le marché du dating. Si l’un des deux côtés du marché augmente soudainement ses attentes ou change son comportement, tout le monde est impacté. Plus de célibat, moins d’enfants.
Et c’est précisément ce qu’il se passe aujourd’hui en Occident.
Un phénomène qui s’accélère est que les femmes font davantage d’études supérieures que les hommes (car elles sont, en moyenne, plus fortes à l’école).
Si ces écarts paraissent faibles, ils représentent néanmoins une population de plusieurs millions de personnes aux USA.
Mais, notamment pour les raisons montrées plus haut, elles ont une large préférence pour les hommes au moins aussi éduqués et sinon mieux payés qu’elles.
Plus l’écart se creuse dans l’éducation entre les hommes et les femmes, moins il y a de candidats potentiels pour les femmes éduquées et bien payées.
Une étude récente de l’American Survey Center (dont certains de ces chiffres sont tirés) cite une femme qui illustre ce propos à merveille:
Beaucoup de femmes de mon âge que j'ai rencontrées et qui ne sont pas mariées cherchent M. Parfait. Il doit mesurer plus d’1m80, il doit gagner tant d'argent, sa famille doit être parfaite, il doit être d'accord avec toutes mes croyances personnelles, etc. Mais les hommes sont humains eux aussi.
Une page web dénommée “delusion calculator” (calculateur de délusion) soutient cette idée par les statistiques. Une femme qui recherche raisonnablement un homme entre 28 et 36 ans, de plus d’1.80m, gagnant au moins 80k€/an se voit proposer seulement le top 1% des hommes.
Il en découle une hypothèse inattendue: il est probable que plus le déséquilibre dans l’éducation et les revenus soit en faveur des femmes, moins celles-ci trouvent de partenaires, plus il y ait de célibataires (des deux sexes)… et donc que le bonheur moyen dans un pays égalitaire baisse.
Cette étude de 2015 abonde dans ce sens:
“Plus surprenant est la corrélation entre les indicateurs d’égalité et le bonheur relatif entre les sexes. Une égalité plus importante entre les genres ou un statut plus elevé des femmes est associée à moins de bonheur des femmes relativement aux hommes”
Si je ne dis évidemment pas que l’inégalité salariale entre sexes est souhaitable, je postule qu’elle a probablement mécaniquement des conséquences - parfois surprenantes - sur d’autres aspects de la société.
Pour maximiser la survie de notre espèce et notre bonheur il serait donc préférable de permettre à chacun de choisir ses bons partenaires en leur donnant davantage de choix - c’est précisément ce que fait Tinder, pas vrai ?
Le paradoxe du choix
Dans une étude où on a donné à un premier groupe le choix entre 24 types de confitures et un second groupe seulement 6 options, celui-ci a non seulement acheté davantage de confiture mais ses participants se sont dit plus satisfaits du résultat. Le premier groupe, qui avait des options plus nuancées à cause de leur grand nombre, regrettait davantage ses choix, voire carrément ses achats.
“Le paradoxe du choix” est un phénomène psychologique bien documenté qui montre qu’à partir d’un certain stade, plus on a de choix, moins on est satisfaits de notre décision - et plus on risque de changer d’option.
Et ce qui s’applique à la confiture s’applique sans surprise aux partenaires.
Historiquement, le marché du dating était entièrement limité par la géographie. Au moyen âge, peu de gens avaient le luxe de sortir d’une zone de quelques dizaines de kilomètres, contraints par la lenteur des transports et de la communication.
Progressivement, la technologie a permis de voyager plus facilement, tandis que l’augmentation de notre niveau de vie nous a donné davantage de temps pour rencontrer des potentiels partenaires.
Mais avant internet, il y avait une limite au nombre de personnes que l’on pouvait rencontrer et séduire.
Un homme attrayant aux tendances psychopates (voir mon article sur la “dark triad”), dont le modus operandi serait de séduire une partenaire, coucher avec et disparaître le lendemain, devait quand même aller dans un lieu physique comme un bar, aborder plusieurs personnes, passer quelques heures à discuter, ramener sa “proie” chez lui, etc.
Tinder à complètement débloqué cette limite: ce même homme peut littérallement séduire des dizaines de personnes par jour sans aucune conséquence - si Ted Bundy avait eu Tinder, son nombre de victimes aurait probablement été bien plus elevé.
Là où la réputation d’un Don Juan douteux l’aurait jadis honni d’une région entière, le Don Juan moderne peut séduire et ghoster en chaîne sans jamais recroiser ses conquêtes. Par conséquent, le comportement optimal d’un séducteur mal intentionné est de devenir expert en manipulation.
Il en découle non seulement que la minorité d’individus la plus mal intentionnée peut faire beaucoup plus de dégâts dans le marché du dating mais aussi que l’existence même de ces apps menace l’équilibre d’un couple.
Par exemple, une personne qui aurait, il y a 100 ans, tout fait pour sauver son couple et devenir un meilleur partenaire (au risque de se retrouver avec la harpie ivrogne du village), a beaucoup plus de facilités aujourd’hui à se dire qui se ça ne fonctionne pas, il sera facile de “swiper” pour trouver un remplaçant.
Enfin, il est plus aisé d’augmenter ses attentes envers son partenaire, car on sait qu’il est plus facile d’avoir accès à un gros volume de candidats potentiels - même si, comme on l’a dit, le paradoxe du choix punit ces comportements.
On a donc un système où non seulement les comportements les plus abusifs sont récompensés mais aussi où la satisfaction au sein des couples baisse, rendant ces derniers plus fragiles. Un cercle vicieux.
Cercle vicieux
Car comme tous les systèmes, le dating est un marché qui repose sur la confiance: une personne qui cherche un partenaire de bonne foi et qui se fait trahir régulièrement n’aura que deux options: adopter un comportement négatif à son tour ou quitter entièrement le marché (c’est à dire préférer le célibat).
Pour synthétiser, voici notre cercle vicieux:
Les personnes bien intentionnées ont davantages de chance de se faire quitter et ainsi d’aller sur des apps de dating
Elles ont une probabilité accrue de tomber sur des personnes manipulatrices, surreprésentées dans les “top profils”
Devenues “victimes”, elles adoptent une vision négative du dating et ont deux options: quitter le marché et rester célibataire, ou adopter les traits néfastes à leur tour (“si je le ghost avant qu’il ne me ghost, je m’épargne des pleurs”)
La proportion de personnes toxiques sur les apps augmente, accélérant le phénomène, tout comme le nombre de célibataires endurcis mal adaptés à la drague dans la vraie vie
Ceci est bien appuyé par les données, la plus frappante étant la perte d’intêret grandissante des deux sexes pour le dating.
En somme: boucle de récompense négative = moins de confiance dans le dating = moins de couples = moins de bébés.
On fait le bilan, calmement
Le futur du dating est donc exposé à des changements simultanés sur les plans culturels, technologiques et comportementaux.
Paradoxalement, en nous donnant plus de choix et en facilitant notre communication, nous avons fait réemerger des comportements primitifs réprimés.
Tinder est la version moderne et bankable du règne animal.
Les données des 10 dernières années sont alarmantes: internet a rendu les jeunes plus solitaires, moins adaptés aux relations physiques, moins intéressés par des relations sérieuses, moins actifs sexuellement, etc.
À ce stade, si tu es un optimiste, tu me diras sûrement que c’est un problème provisoire: moins d’enfants et de dating jusqu’à résoudre la crise climatique, puis on se débarasse des apps néfastes et on recommence à faire des enfants.
Mais ça n’est pas aussi simple.
Il y a peu de raisons pour que la pente s’inverse par miracle : je doute qu’on interdise les apps de dating ou que les jeunes décident de passer moins de temps sur leur smartphone (bientôt leur casque VR ou puce neuralink).
La question est donc: quelles sont les options restantes?
Utopie ou dystopie?
Pour se projeter, écartons immédiatement les scénarios catastrophiques où l’humanité s’éteint à cause du réchauffement climatique ou d’une IA forte et hostile.
Si nous survivons à ces défis et que les phénomènes ci-dessus s’accélèrent, nous pourrions avoir une population de plus en plus seule, de plus en plus malheureuse et faisant de moins en moins d’enfants.
Celle-ci serait aussi vieillissante, posant en particulier la question de “qui va s’occuper des personnes agées s’il n’y a plus de jeunes” ? (spoiler: Wall-e) Ce phénomène a déjà commencé et justifie la croissance de l’industrie dite de la “Silver economy”.
En plus de s’occuper des seniors, il faudra dynamiser le marché du dating pour maintenir une population heureuse. Puisqu’on on exclut naturellement de demander aux femmes de baisser leurs attentes ou leur salaire, il reste une troisème option: le scénario du film “Her”.
Des générations qui se tourneraient vers des relations avec l’IA, toujours disponible, affectueuse, compréhensive, prenant l’apparence et la voix que l’on souhaite…
Le phénomène se popularise déjà à grande vitesse: la plateforme conversationnelle d’IA “Replika” a réçemment fait face à une levée de boucliers de ses utilisateurs après avoir banni la possibilité d’avoir des discussions romantiques avec ses IAs.
Mais alors si chacun finit en couple avec une IA, quid des bébés ? Comment éviter notre extinction ?
Car si on s’attaque à la voie lactée, il est peu probable qu’on abandonne l’idée d’avoir une descendance: plus d’enfants, c’est davantage de cerveaux - c’est aussi l’essence de notre espèce.
Là aussi, il faut aller du côté des grands classiques dans le registre de la dystopie, cette fois-ci avec le “Meilleur des mondes”: si chacun est en couple avec une IA, les seuls utérus qui produiront nos descendants seront probablement artificiels.
Comme Huxley l’a brillamment observé, qui dit utérus artificiels dit eugénisme: si les bébés sont produits comme des machines, il ne fait nul doute que l’on cherchera à optimiser leur “qualité” (le dernier bouquin de Laurent Alexandre détaille d’ailleurs ces hypothèses).
Bref, j’arrête là les prédictions. Ce qui est intéressant dans cet exercice, c’est que quel que soit le chemin que l’on prend le résultat est le même: un scénario de science-fiction.
Le 21e siècle sera une période charnière de notre histoire, où il faudra décider si l’on accepte le progrès… au prix de notre humanité.
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