Cette newsletter est proposée par le startup studio Pareto. Pense à t’abonner !
Laszlo Polgar a eu 3 filles. Susan, l’ainée, est devenue la première femme à se qualifier pour le championnat du monde d’échecs à 17 ans. Judit, qui a inspiré le rôle de Beth Harmon dans la séries “Le Jeu de La Dame”, est considérée aujourd’hui comme la meilleure joueuse de l’histoire. Quand à Sofia, la moins compétente des 3 dans ce domaine, elle a seulement réussi à se hisser… 6ème joueuse mondiale (la honte), avant d’arrêter de jouer.
Cette famille exceptionnelle interroge quant à la possibilité de devenir un prodige : est-ce le fait du hasard ou de la génétique ?
La spécialisation comme stratégie
À la question “hasard ou génétique” la réponse est : aucun des deux. Tout était prévu. Laszlo Polgar s’était mis en tête de démontrer qu’il est capable de faire de n’importe quel enfant un prodige, et il a dédié sa vie à la tâche, jusqu’à se froisser avec l’état Hongrois qui voulait le contraindre à mettre ses filles à l’école. Or, dès leur plus jeune âge, ses filles étaient placées devant des plateaux d’échecs, et leur père leur dispensait l’école à la maison. Elles ont ainsi développé une mémoire et un esprit hors-norme dans le sens du jeu.
Laszlo est devenu une référence dans le domaine, publiant plusieurs ouvrages dont “Comment élever un génie”. D’après-lui, si tous les enfants étaient élevés comme les siens - éminemment spécialisés dans des domaines complexes - nous aurions déjà soigné tous les maux du monde.
Faux.
Quand il était jeune, Roger Federer a testé plusieurs sports de balle. Ses parents l’ont poussé vers le tennis tard, et son jeu était inhabituel. Quand son coach l’a placé dans un groupe avec des joueurs plus vieux, il a refusé, souhaitant rester avec ses amis dans le groupe moins avancé. Dans sa jeune adolescence, il n’était vraiment pas sûr de vouloir continuer ce sport. Quiconque l’aurait vu à cet âge aurait dit qu’il était trop tard pour lui. Et pourtant…
La spécialisation est un sujet contre-intuitif. Une étude sur les sportifs de haut niveau a montré que ceux qui excellaient à l’âge adulte étaient ceux qui avaient passé le moins de temps dans la discipline dans les premières années de leur vie. Ils avaient tous traversé une période d’expérimentation, découvrant d’autres activités, s’enrichissant d’autres univers et pratiques, avant de se dédier pleinement à l’un d’eux. Dans le domaine de l’art, des résultats similaires ont été trouvés.
Pourquoi, quand on montre un plateau d’échecs déjà en jeu moins de 3 secondes à un joueur professionnel, il est capable de replacer les pions exactement à leur place - mais si on montre une partie qui n’est pas possible dans les règles du jeu, il ne se rappelle pas mieux de la disposition des pions qu’une personne lambda ?
Pourquoi l’IA en 2021 est-elle capable de battre les meilleurs joueurs du monde aux échecs depuis 25 ans, mais peine encore à distinguer un chien d’une casserole sur une photo ?
Problèmes multidimensionnels
Chaque sujet à un niveau de complexité à dimensions variables. Certains, à l’instar des échecs, font appel à un type d’intelligence très spécifique alors que d’autres sont beaucoup plus difficiles à rationaliser. Ils sont à l’intersection de connaissances et d’expériences.
Notre monde évolue vite, et demande constamment d’appliquer des leçons apprises d’un domaine à un autre. Plus nos cerveaux évoluent de nos origines utilitaristes à un environnement conceptuel, plus nous avons besoin d’incorporer des variables différentes à nos problèmes.
Une étude a montré que des experts comptables commettaient plus d’erreurs que des amateurs dans leurs comptes lorsque les règles étaient modifiées fréquemment. Les spécialistes sont parfaitement préparés pour traiter de leur discipline, mais beaucoup plus vulnérables aux imprévus.
Après la victoire de Deep Blue sur Kasparoff aux échecs, les observateurs étaient unanimes : la machine a dépassé l’humain. Néanmoins, un groupe de chercheurs a organisé des matchs entre 3 groupes : humain seul, ordinateur seul, et paire humain + ordinateur.
L’expérience a démontré non seulement que l’addition d’un humain à la machine augmentait ses performances (les paires humain + ordinateur étaient le meilleur des 3 groupes), mais que parmi ces paires, ce n’étaient pas nécessairement celles avec les meilleurs joueurs d’échecs au poste “humain” qui gagnaient.
Les meilleures stratégies sont ainsi celles qui font travailler main dans la main des spécialistes et des généralistes, davantage capables de prendre du recul sur un problème et d’y apporter des solutions inédites. Car les spécialistes font plus souvent des erreurs qu’on ne le pense.
Les imposteurs ont parfois raison
Les travaux de l’américain Tetlock sont édifiants : lorsqu’il a chargé des experts de faire des prédictions dans leur propre domaine, leurs prédictions n’étaient pas plus précises que le hasard - que ce soit pour le court, le moyen, ou le long terme.
Plus inquiétant encore, il y avait une corrélation négative entre leur médiatisation et la qualité de leurs prédictions. Plus ils avaient de tribunes dans les journaux, plus ils se trompaient.
Dans son expérience, Tetlock a identifié un groupe, surnommé “les renards”. Contrairement aux spécialistes (hérissons), les renards prenaient un maximum de recul avant de faire un pronostic. Ils étaient capable d’avoir des avis moins tranchés sur chaque sujet, grâce à leur distance émotionnelle, et de prendre en compte des données de domaines différents.
Les renards ont battu les hérissons à tous les niveaux, et plus particulièrement sur le long terme.
C’est une excellente illustration de la “Loi de l’instrument” de Maslow : si tout ce que vous avez est un marteau, tout ressemble à un clou. Plus notre spectre d’expérimentation et de connaissances est large, plus notre esprit est capable de voir des similarités entre les domaines et d’imaginer des solutions “outside the box”.
Certaines disciplines, comme l’art et la science, tirent leurs instructions d’un champ si large qu’il est presque impossible de l’éduquer formellement. C’est pour cela qu’on peut élever un enfant pour devenir exceptionnel aux échecs, mais probablement pas pour être le prochain Van Gogh ou Einstein.
Élargis tes horizons
Notre société est développée autour de la spécialisation. Il n’existe pas de fiche de poste pour une personne “généraliste”, pas plus qu’il n’est considéré utile au développement professionnel de multiplier les activités annexes. Une génération de trentenaires est terriblement anxieuse à l’idée de changer de carrière : a-t-elle perdu dix ans à apprendre quelque chose d’inutile ?
Pourtant, comparés aux autres scientifiques, les prix Nobels ont vingt-deux fois plus de chances de pratiquer une activité artistique à côté (danse, théâtre, peinture, etc.). En somme, plus les spécialistes consacrent du temps hors de leur spécialité, meilleurs ils deviennent à leur propre spécialité.
Qui aurait pensé qu’un expert en calligraphie révolutionnerait le 21e siècle dans le domaine de la technologie ? Qui aurait prédit que quelqu’un qui se lancerait dans l’astrophysique après 30 ans finirait par faire des meilleures fusées que la NASA ?
Il est temps d’expérimenter.
Cet épisode est largement inspiré du livre “Range : why generalists succeed in a specialized world” de David Epstein, que je t’invite à lire.
Bilan
J’ai lancé Beat The Odds en Juin 2020, avec pour objectif de traiter de sujets pertinents et peu abordés, liés assez largement à l’entrepreneuriat sous toutes ses formes. Près de 700 abonnés plus tard, il est clair que ce type de contenu démontre de l’intérêt, et je vais aller plus loin.
Mes objectifs pour 2021 restent inchangés : produire du contenu qu’il m’intéresserait de découvrir, dans des domaines variés, directement applicables à l’adage “1% better every day”.
Afin de continuer à proposer des sujets pertinents et recherchés, les épisodes seront désormais bimensuels plutôt qu’hebdomadaires. J’expérimenterai différents formats, pour animer cette communauté qui grandit chaque jour.
Merci d’être là chaque semaine, j’apprécie tout le feedback que je reçois.
À nos objectifs et bonne année !