Linkedin: le début de la fin ? 🌠
L'incroyable remontada d'un réseau oublié, et les périls qui le guettent
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En 2019, l’entrepreneur et influenceur américain Gary Vaynerchuck annonce être extrêmement optimiste pour le futur de Linkedin, qui pourrait (enfin) s’imposer comme la plateforme de contenus professionnels, alors qu’il la présentait 7 ans plus tôt comme un simple “outil de recrutement B2B”.
Aujourd’hui, Linkedin est un incontournable pour exister professionnellement, quel que soit notre métier. Elle est souvent citée en premier, tant pour la prospection client que pour la constitution d’une image de marque solide grâce au branding personnel.
Quasiment oubliée il y a 5 ans, comment la startup de Reid Hoffman a t’elle pu se frayer une place auprès des plus grands (Twitter, Instagram, Facebook, Tik Tok), dans la lutte pour notre attention ? Qui aurait pu se douter que la plateforme jadis ringarde deviendrait l’outil de référence, même auprès des plus jeunes ? Et quels sont ses risques, pour éviter de retomber dans l’oubli ?
Le contexte
Il y a 10 ans, l’objectif des nouveaux entrants sur le marché du travail était d’obtenir 500 relations sur Linkedin. Portées comme un badge d’honneur, elles permettaient d’être plus facilement identifié comme expérimenté, et plus reconnu auprès de ses connexions et demandes d’introductions.
En réalité, la plupart de l’audience se servait réellement de la plateforme comme un outil de recrutement plutôt qu’un réseau social, se positionnant comme une cible à ciel ouvert pour les chasseurs de tête. On dépoussiérait son profil, on se mettait en statut “disponible”, et on attendait de recevoir des propositions.
En 2016, alors que la plateforme semble à bout de souffle et n’est pas suffisamment sexy pour les jeunes générations, Linkedin annonce son rachat par Microsoft pour 26 milliards de dollars. Les blagues ne tardent pas à arriver : les bruits de couloir disent que Microsoft ruinent tout ce qu’ils touchent, à l’instar de Skype. Pour le grand public, de moins en moins actif sur le réseau, l’acquisition de Linkedin signe la fin d’une ère.
C’est le calme avant la tempête. ⛵
Le déclencheur
Autour de 2017, un groupe de growth hackers découvre un point crucial de l’algorithme Linkedin : pour celui-ci, un clic sur “see more” (voir plus) dans une publication est comptabilisé avec la même valeur qu’un “j’aime” ou qu’un commentaire.
Il suffirait donc d’une première phrase suffisamment aguicheuse, qui contraindrait les curieux à cliquer sur “voir plus”, pour voir sa publication massivement partagée auprès d’autres utilisateurs, cliquant à leur tour sur le bouton magique, créant une boucle de viralité ultra-puissante.
C’est le début des publications avec la forme suivante, baptisées “broems” (contraction de “bro” et de “poem”) que vous connaissez bien :
Une phrase d’accroche provocatrice.
(un saut de ligne - indispensable)
Une seconde phrase, avec un superlatif. …voir plus
Comme souvent, une vague d’early adopters s’engouffre dans le nouvel El Dorado du branding personnel. Plus de vues, plus de followers, plus de visites de son profil et donc de prospects, c’est une aubaine pour les zélotes de la plateforme. Parmi eux, Josh Fletcher, fondateur de l’agence BAMF, qui obtient à cette période en moyenne 4 000 engagements et 600 000 vues sur chaque post. Une vraie mine d’or.
Mais si la stratégie marche souvent, une question subsiste: comment gagner à tous les coups ?
Les pods
La même année, un ingénieur de Linkedin publie un article de blog délimitant les aspects principaux de l’algorithme. Il y est expliqué que l’engagement des premiers utilisateurs exposés à une publication est crucial dans la promotion de celle-ci.
Ceux qui souhaitent exploiter cette faiblesse ne tardent pas à comprendre l’enjeu d’un tel mécanisme. C’est dans les méthodes utilisées auprès des autres réseaux sociaux, spécifiquement Instagram et Twitter, qu’ils trouveront le Graal : ce sont les “pods”, un outil permettant à des groupes d’interagir automatiquement dès que l’un de leur membres crée une publication.
Voici comment avoir 50 “j’aime” en 2 minutes, une rampe de lancement pour viralité explosive, sans qu’aucun humain du groupe n’ait eu à faire quoi que ce soit. On installe un widget de navigateur, on clique sur “rejoindre un groupe”, et la magie opère.
Bras armé des pods, utilisés pour renforcer leur effet, les faux profils fleurissent - durant le premier semestre 2019, Linkedin supprime par exemple 21.6 millions de faux comptes, soit 5% de leurs utilisateurs.
Mais c’est clairement insuffisant - le parfait kit de la visibilité maximum est prêt.
Il n’y a plus qu’à en tirer profit.
La viralité transactionnelle
Tandis que l’on rentre dans une ère ou chacun devient une marque, deux manières se démocratisent pour se démarquer dans le feed :
La première est de tirer profit de l’interaction ‘voir plus”, expliquée plus haut : certains passent maîtres en la matière. Vous avez probablement vu passer le commentaire suivant en réaction à une publication de Grégoire Gambatto :
Bien que bourru, cet utilisateur n’est que la caisse de résonance d’une partie des utilisateurs de la plateforme. Une audience exaspérée de la dynamique croissante des publications qui apparaissent sur leur feed, dont les plus viraux ont systématiquement la même structure, proche du clickbait qui ravage les médias traditionnels. Chacun sait à quel point il est difficile de résister au clic sur le “voir plus”, tant il assouvit notre curiosité en nous apportant une rémunération variable.
Le second levier est celui des commentaires et des “j’aime”. Pour cela, les utilisateurs utilisent un “lead magnet”, ou aimant à prospects, en proposant un contenu de qualité en échange d’un “j’aime” et d’un commentaire pour manifester son intérêt. Ceux-ci sont mieux perçus par la communauté, mais laissent un sentiment amer dans la bouche, celui d’une interaction contrainte, qui est plutôt une transaction qu’une marque de soutien ou d’appréciation. J’appelle ça la viralité transactionnelle.
La surexploitation de ces leviers pousse la communauté à bouder de plus en plus son feed, même s’il y a lieu d’être rassuré : faute d’un feed performant, on peut se rabattre sur les fonctionnalités de messagerie pour cultiver des relations professionnelles saines…
…pas vrai ? 🙄
Le piège de l’automatisation
Alors que l’on commence tout juste à se lasser des mécaniques de cold emailing, les prospecteurs en recherche de clients réalisent la puissance de Linkedin pour un autre usage que le recrutement : nulle part est-il aussi facile de cibler précisément son prospect professionnel que sur Linkedin. Profession, niveau hiérarchique, entreprise, etc. On a accès à tout ce dont on a besoin pour faire du marketing en masse.
Les logiciels d’automatisation fleurissent à grande vitesse, permettant à quiconque de contacter automatiquement des dizaines de personnes par jour, et de les relancer à de multiples reprises automatiquement. Des tiers permettent d’enrichir les contacts de ces utilisateurs, pour pouvoir coupler ces stratégies à des campagnes d’emailing et parfois même de phoning. Nos messageries sont envahies. Et la boucle continue :
Le déclin
À ce stade, l’expérience commence à se dégrader sérieusement pour la communauté - un feed inondé d’anecdotes sensationnalistes (la plupart regrettent devoir utiliser ces méthodes, mais savent qu’ils n’ont pas le choix), et une boite de messagerie saturée de messages de prospection.
Faute de réaction de la part de Linkedin, c’est les utilisateurs eux-même qui trouvent des contournements. Le plus courant étant celui de placer un emoji devant son prénom dans son profil pour identifier si l’expéditeur a utilisé un logiciel d’automatisation - car le premier terme de la composition “prénom + nom” est celui utilisé par les logiciels de prospection automatisée.
Sursaut d’orgueil
Face à ces défis, Linkedin annonce modifier son algorithme au printemps 2020 : la lassitude de ses utilisateurs commence à se faire ressentir.
D’un point de vue stratégique, le timing est brillant. Le réseau a profité massivement de l’arrivée massive d’utilisateurs à la recherche de prospects grâce aux faiblesses de son algorithme (675 millions d’utilisateurs en 2020, soit 2x plus que lors de leur rachat), mais sait désormais que l’abus de ces mécanisme provoque une vraie frustration.
Le changement principal de la mise à jour est l’importance accentuée du temps passé sur un post, aussi appelé “Dwell time”. Il ne suffit plus de cliquer sur “voir plus” ou de laisser un commentaire pour avoir de la viralité, mais bien de contraindre les utilisateurs à passer davantage de temps sur sa publication, peu importe comment.
Des nouveaux leviers voient le jour, à l’instar des vidéos, plus puissantes pour capturer l’attention, et des textes toujours plus excitants, surprenants, et fourrés de suspense comme une bonne série Netflix.
Solution réelle ou détournement du problème ?
Et maintenant ?
La plateforme semble être à une croisée des chemins. Course au clickbait ou retour à sa philosophie originelle, plus professionnelle ?
Une partie de la réponse est entre nos mains, celle des utilisateurs. Même si aucun réseau social n’a fait marche arrière après avoir choisi de récompenser les émotions plutôt que la sobriété (puisque l’émotion est leur source de rémunération), les utilisateurs Linkedin sont probablement ceux qui ont le plus grand intérêt à préserver une plateforme épurée, tant l’impact d’un réseau professionnel est important dans leur vie. Ne pas entrer dans le jeu des prospecteurs par message, et se poser systématiquement la question des publications que l’on “récompense” avec notre attention pourrait avoir de l’impact, si c’est fait à grande échelle. Mais il est difficile de se bercer d’illusions.
Quant à la plateforme, ses enjeux sont clairs et une base d’utilisateurs suffisamment large a été consolidée pour pouvoir les bichonner sans mettre en péril sa position de leader. Pour rester au sommet, et éviter d’exaspérer davantage ses membres, Linkedin fait désormais face à 2 défis majeurs:
Lutter contre toute forme de viralité transactionnelle afin de préserver le feed de ses utilisateurs, et permettre à ceux qui ne “trichent” pas d’exister
Enrayer l’automatisation des messages, pour éviter que ses utilisateurs abandonnent définitivement la plateforme comme outil de recrutement
Si Linkedin échoue à maintenir ce précieux exercice d’équilibriste, des hordes de prospecteurs déterminés seront contraints de trouver le prochain El Dorado du branding et de la prospection.
Et je ne doute pas qu’ils sont déjà en train de chercher…