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Considère un instant l’image ci-dessous: quel est le meilleur moyen de s’assurer que la lourde brique qui va être posée sur l’extrémité du toit n’écrasera pas la figurine, sachant que chaque bloc ajouté te coûtera 10 centimes ?
La réponse est simple : il suffit de retirer le pilier bleu pour laisser le toit se reposer sur le support - ça ne coûte rien.
Pourtant, dans une étude récente publiée dans le journal nature, les candidats étaient beaucoup plus propices à rajouter des blocs plutôt qu’à trouver la solution évidente, qui demande de soustraire un élément.
Le même phénomène a été démontré par d’autres expériences : un exercice de géométrie où l’on recherchait une symétrie, et où les candidats avaient tendance à rajouter des lignes plutôt que d’en effacer ; et une situation plus concrète, où seuls 11% des étudiants et professeurs interrogés ont proposé d’abolir des règles plutôt que d’en ajouter pour améliorer la vie sur leur campus.
L’étude a montré que les participants reconnaissent systématiquement la valeur de la soustraction à posteriori, mais n’y pensent tout simplement pas pendant l’exercice.
En réalité, tout comme pour “Memento mori”, l’idée que la soustraction peut être préférable à l’ajout est vieille comme le monde, et s’est constamment réinventée dans l’histoire sous différentes formes. Elle n’a pourtant à mes yeux jamais été aussi vitale que de nos jours.
Rester dans l’action
Du stoïcisme de l’antiquité au minimalisme moderne, en passant par l’ascétisme, cette idée fondamentale a été sans cesse redécouverte et modernisée pour l’adapter à son temps.
On la retrouve très tôt chez Sénèque, il y a 2000 ans, à propos de la fortune : “Pour se faire riche, le mépris des richesses est la plus courte voie.” Dix-sept siècles plus tard, Montesquieu s’emportait sur les dangers du zèle, dans son mot “Le mieux est l’ennemi du bien”.
Depuis le XXeme siècle, ses déclinaisons s’accélèrent. “Less is more”, s’exclama l’architecte minimaliste Ludwig Mies Van der Rohe, dans les années 40. “Ce n’est pas une augmentation quotidienne mais une diminution quotidienne, retranchez le superflu” intima Bruce Lee. “Simplicity is the ultimate sophistication”, cita Jony Ives, designer de l’iPhone, remettant la formule de Da Vinci au goût du jour et rejoignant son associé Steve Jobs, qui “était aussi fier de ce que nous n’avons pas fait que de ce que nous avons fait”.
Ce concept est pourtant en tension constante avec notre réalité quotidienne. Car notre monde ne mesure que ce qui est action, mouvement, innovation, expérience. Leur inverse est péjorative : inaction, attentisme, immobilisme, indifférence…
Il est d’ailleurs plus aisé de trouver le succès dans l’action : un trader qui gagne 1 million d’euros parce qu’il a pris des risques, c’est voyant, c’est bold, successful - mais un trader qui n’a pas perdu 5 millions d’euros car il a eu le courage de ne pas prendre une position que lui seul trouvait risquée… c’est beaucoup moins sexy.
Ceci nous pousse à avoir ce biais naturel mis en exergue dans l’étude plus haut : lorsqu’une question se pose, la seule réponse, c’est d’agir, d’ajouter, de compléter.
En opposition à cette idée, la locution latine via negativa désigne la négation des choses : décrire Dieu par ce qu’il n’est pas est plus simple que de le décrire par tous ses attributs.
S’affirmer par ce que l’on est pas, ne fait pas, ne possède pas, ne dit pas, est-il envisageable de nos jours ? Pourrait-ce être un angle mort majeur de nos vies ?
S’affranchir des possessions superflues
Dans son livre “Antifragile”, le probabiliste Nassim Taleb parle abondamment de la frugalité matérielle, citant son maître à penser Sénèque :
“Ce dernier avait compris que dès que nous possédons quelque chose, nous commençons à nous préoccuper des inconvénients qui en découlent, comme s’il s’agissait d’une punition” écrit-il. À propos d’un autre philosophe, il complète son idée : “Lorsque Zénon de Cition, le fondateur de l’école stoïque, fut victime d’un naufrage et de la perte de son bateau, il se déclara heureux de s’être débarrassé de son fardeau en sorte qu’il pouvait désormais se consacrer à la philosophie.”
Avoir plus de possessions physiques dans un espace fini, c’est disposer de moins d’espace pour soi. Posséder plus dans un monde fini, c’est aussi en laisser moins pour les autres. C’est plus de logistique, plus de gestion, plus de compétition. En témoigne la résurgence récente du minimalisme, un rejet violent de la société de consommation.
Par ailleurs, l’addition n’est pas nécessairement linéaire. Passé un certain cap, posséder deux fois plus rendra probablement la vie trois fois plus compliquée, tant la complexité s’ajoute à chaque acquisition.
C’est la limite aux économies d’échelles, ce qui fait que les fusions de grosses sociétés sont rarement des succès, même si sur le papier elles devraient bénéficier abondamment de ce phénomène.
C’est aussi ce qui a entraîné la chute de tous les empereurs et autocrates expansionnistes : plus notre territoire est grand, plus il est difficile à conserver. Si Baudelaire était né plus tôt, Napoléon aurait sans doute pu méditer sa description de l’Albatros : “Ses ailes de géant l’empêchent de marcher”.
Less stuff = more happiness ?
Épargner son esprit
Tout comme nous en discutions dans l’article sur les choix, notre résilience ne fait pas la distinction entre des choses importantes et les choses triviales. N’importe quelle décision a un coût pour notre esprit. Moins de choix, c’est plus d’énergie.
Une personne qui travaille 100 heures par semaine n’est pas nécessairement plus productive au long cours qu’une personne qui travaille deux fois moins, si on compte les effets néfastes d’un excès de travail, couplé à un manque de sommeil, d’activité physique, et une qualité d’alimentation réduite.
“Work smart” est ainsi à prioriser au “Work hard”, pas forcément plus productif et surtout plus propice à nous soumettre au stress et à l’anxiété, qui ont des conséquences dramatiques sur le long terme.
Plus important encore, il a été démontré que nous avions une asymétrie émotionnelle : les informations désagréables nous plombent davantage que les informations positives ne nous remontent le moral. En somme, tu seras plus affecté négativement d’avoir perdu un billet de 10€ que positivement d’en avoir trouvé un.
L’excès d’informations est donc systématiquement perdant.
Pour l’exemple qui suit, établissons ainsi qu’une émotion positive compte pour 1 point, et qu’une émotion négative compte pour -2 points.
Considère ce scénario : tu as investi 100€ en bitcoin dans une période de forte volatilité. Le premier jour, tu es si occupé au travail que tu n’as pas le temps de suivre son cours, et juste avant de te coucher tu vérifies ton portfolio : 110€ - tu as fait 10€ de profit. Tu gagnes 1 point de bonheur.
Le lendemain, tu as le temps de vérifier 5 fois ton téléphone. Le cours a chuté pendant la nuit, et ton portfolio n’a maintenant plus que 90€. Le stress. Vas-tu tout perdre ? Une heure plus tard, la chute continue : 85€. Aïe. Ça y est, ça monte : 115€. Ouf. Retour à 98€. Zut. Fin de journée : clôture à 120€.
Comme la veille, tu as gagné 10€. Mais ce coup ci, tu as eu 3 informations négatives pour deux positives. De plus, tu as perdu du temps précieux (il nous faut 23 minutes en moyenne pour nous reconcentrer après une distraction). Disons que tu as été distrait 3 fois sur les 5, pour un total d’une heure d’improductivité.
Le bilan est donc de (2 x 1) = 2 points positifs, auquel on additionne (3 x -2) = -6 points négatifs. Total : -4, soit 4 points de malheur, et 1 heure de temps perdu. Tu as gagné de l’argent, mais perdu du temps et encaissé plus d’émotions négatives que positives.
Alors que si tu n’avais juste pas vérifié ton téléphone, ta journée aurait été drastiquement meilleure.
Less information = more happiness ?
Épargner son corps
Dans “Antifragile”, l’auteur décrit abondamment le concept d’iatrogénèse, à savoir les effets néfastes qui peuvent survenir parce qu’on a consulté un médecin, parfois pires que de ne pas avoir consulté du tout.
Taleb attire notre attention sur le phénomène suivant : quand on est sollicité pour notre expertise, il est rare que l’on suggère de ne rien faire (et dans le cas des médecins, ça serait probablement mal vu par les patients). Le mécanisme psychologique le plus évident est ainsi de prescrire un traitement, alors même que dans certains cas, un rétablissement naturel en soustrayant des choses (par exemple, le sucre), pourrait résoudre l’affection bien plus simplement.
Illustrons : dans une étude des années 30, on présenta 389 enfants à un médecin, qui préconisa de procéder à l’ablation des amygdales pour 174 d’entre eux.
Mais lorsqu’on demanda à un second médecin de se prononcer sur les 215 enfants restants, sans lui dire qu’ils avaient eu un avis préalable, il recommanda à près de la moitié d’entre eux, soit 99 enfants, de passer sur la table de billard.
Et le 3ème médecin ? Encore 45% des restants, en laissant seulement 64 indemnes, soit 20% du premier groupe !
Si ce 3ème médecin avait été consulté en premier, aurait-il envoyé 52 enfants ou 174 se faire retirer les amygdales, en sachant que 2 à 4% des opérations de ce type entraînent des pathologies graves ?
Outre le cas de la médecine, nous vivons dans une ère d’abondance : inutile de trop s’attarder sur les ravages du sucre, du sel et du gras dans nos sociétés car nous savons qu’un excès d’ingestion est davantage problématique que ce que nous ne consommons pas. De nos jours, pour épargner son corps, il faut davantage soustraire qu’additionner.
Less consumption = more happiness ?
Le(t’)ss conclude
On pourrait continuer des heures à vanter les mérites ne pas agir, ne pas acheter, ou ne pas vérifier son fil twitter. À l’abord de la résolution d’un problème, il est ainsi important de toujours se poser la question suivante : est-il possible de résoudre ce problème en soustrayant quelque chose ?
Parmi mes inspirations à ce sujet, on peut citer l’entrepreneur Naval Ravikant qui propose une vision épurée de notre quotidien, où il nous incite à développer 3 loisirs : un loisir qui nous rémunère, un loisir qui stimule notre créativité, et un loisir qui nous rend plus athlétique.
Quand à David Perell, le créateur de la formation d’écriture Write of passage, il considère que “l’expression, c’est la compression”. Qu’elle soit écrite ou visuelle, une information de qualité sera un substrat - on amasse d’abord beaucoup d’éléments, puis on soustrait le superflu jusqu’à en tirer l’essence, comme Picasso l’a fait dans l’exercice ci-dessous pour représenter un taureau.
Je terminerai sur les mots de Pascal : “Je vous ai écrit une longue lettre car je n’ai pas eu le temps d’en écrire une courte”.