Investir contre la nature humaine 🧠
Un catcheur, un philosophe et Kasparoff rentrent dans un bar...
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Quel est le point commun entre un catcheur, un philosophe, la NSA, Elon Musk et Kasparoff ? La réponse est… Peter Thiel.
Personnalité ambivalente et peu médiatisée, il resurgit parfois dans les gros titres pour disparaître durant quelques années et alimenter les légendes.
Tantôt connu pour avoir financé le procès du catcheur Hulk Hogan qui a fait couler le média Gawker avant d’essayer de le racheter par vengeance (je conseille de lire cette histoire, c’est du niveau “méchant de James Bond”) ; tantôt cité comme le fondateur de Paypal et l’associé d’Elon Musk ; parfois complimenté pour son livre Zero to One ; ou encore diabolisé comme fondateur de Palantir, une entreprise énigmatique de big data très proche de la NSA, le milliardaire est difficile à cerner.
Ce que moins de gens de gens savent à son propos, c’est qu’il est l’un des investisseurs les plus clairvoyants de la Silicon Valley : il était aux premières heures de Facebook, mais aussi d’AirBnB, LinkedIn, Spotify, SpaceX, et j’en passe.
Il est ce qu’on appelle un polymathe, une personnalité brillante et versatile, multilingue, qui refuse de jouer aux échecs contre son ami Gary Kasparoff tant il craint de perdre la face (malgré son propre classement de 2200 elo, le plaçant dans les meilleurs 99.19% des joueurs), et qui investit massivement pour modeler le futur comme il l’entend.
Quel système de pensée suffisamment robuste a-t-il construit pour accomplir tant de choses, tout en restant suffisamment flexible pour lui permettre d’identifier des opportunités mieux que personne ?
“Tu ne convoiteras pas ton prochain”
Thiel a construit ses fondements philosophiques sur les travaux de son professeur René Girard, un philosophe et anthropologue Français connu pour sa théorie du désir mimétique.
L’idée est simple : nous désirons ce que les autres veulent aussi. C’est la source de tous les conflits. Il suffit de regarder des enfants pour observer qu’ils ont tendance à se battre pour les mêmes jouets, comme l’a documenté le chercheur Joseph Henrich dans son livre “The Secret of our success”.
En jetant leur dévolu sur le même objet de désir par mimétisme, une violence naît de la concurrence, qui est expiée en désignant collectivement un bouc émissaire. Celui-ci est notamment représenté par le meurtre originel de Caïn sur Abel, mais aussi dans tous les rituels sacrificiels des sociétés primitives.
Les théories de Girard sont difficile à réfuter tant les réseaux sociaux ont exacerbé ces phénomènes : Instagram, Tik Tok, Snapchat, et même Linkedin sont les royaumes du désir mimétique. Nos pompes à dopamines connectées à ce système qui les nourrit nous appellent constamment à être en concurrence pour l’attention, et à désigner des coupables pour alléger notre conscience : les réseaux eux mêmes - et Grégoire Gambatto. C’est d’ailleurs précisément grâce à cette constatation que Thiel a investi si tôt dans dans Facebook - il avait compris que ces plateformes décupleraient le désir mimétique chez leurs utilisateurs. Il a parié contre la nature humaine.
D’ailleurs, personne n’échappe au mimétisme : même les institutions qui, il y a près de 40 ans, se targuaient de s’adresser aux proscrits de la société, ont fini par devenir mainstream.
Cette philosophie a orienté l’esprit de Thiel à chaque étape de sa vie, et a principalement orienté sa manière de créer des entreprises.
Éloge du monopole
Appliquer la théorie du mimétisme à l’entrepreneuriat, pour Thiel, c’est comprendre que la concurrence est néfaste au business, et qu’elle mérite d’être évitée à tout prix.
La mission d’une entreprise, selon lui, c’est d’être monopolistique, pour s’affranchir entièrement du mimétisme. Comment devenir monopolistique ?
D’abord, avec des innovations de rupture. Faire des choses si radicalement différentes que personne ne regarde dans cette direction. Apporter une amélioration dans un domaine clé de l’entreprise d’au moins un ordre de grandeur supérieur à ce qui existe déjà.
Ensuite, en choisissant une niche de clients tellement restreinte qu’il n’y a personne d’autre pour y faire concurrence. Un marché tellement petit qu’il n’intéresse personne, c’est aussi un marché très facile à dominer, pour financer sa conquête de marchés plus importants. À titre d’exemple, 60% des étudiants d’Harvard avaient rejoint Facebook dans les premiers 10 jours après sa création.
Mais la croissance, ce n’est pas tout.
Croissance vs durabilité
To improve at chess you should in the first instance study the endgame. You don’t want to be the first to act, you want to be the last man standing.
-José Raul Capablanca
On accorde souvent un avantage aux first movers, à savoir les premiers à résoudre un problème et entrer dans un marché. Mais pour Thiel, obtenir un monopole à un instant T est insuffisant. Le plus important, c’est d’être un last mover, celui qui survit à des décennies de concurrence : google pour la recherche, microsoft pour les systèmes d’exploitation, etc.
Le milliardaire considère que nous accordons trop d’importance à des facteurs court-termistes, tels que le taux de croissance, plutôt qu’à la pérennité. Et qui dit pérennité, dit continuer à innover et à éviter le mimétisme. Pour référence, Google génère dix fois plus de marge que toutes les compagnies aériennes Américaines cumulées dans une année normale. La puissance du monopole.
D’ailleurs chez Paypal, Thiel avait construit l’organigramme pour éviter un maximum la concurrence entre ses employés. Il modifiait constamment la structure de l’entreprise afin de prévenir les conflits d’ego plutôt que d’avoir à les guérir. Cette absence de concurrence interne, c’était sa définition d’une entreprise à succès.
Succès et risque
Les entreprises malheureuses se ressemblent toutes. Les entreprises heureuses sont heureuses chacune à sa façon.
Cette phrase de Thiel fait écho à la phrase d’ouverture d’Ana Karenine de Tolstoï, mais inversée : “Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon.”
Adopter la philosophie de Girard, c’est ne rien faire comme les autres, pour être unique dans sa réussite. Avec une pointe de spiritualité, Thiel cite les Dix Commandements, nous exhortant à regarder vers les cieux plutôt qu’autour de nous. Il ne faut se comparer à personne d’autre qu’à notre futur “nous” (et à Kasparoff, apparemment).
Être un contrarian, aller à contre-courant, est nécessairement adossé à un degré important de risque : c’est explorer l’inconnu dans une grande solitude, tant chacun se dirige dans l’autre direction. C’est le sacerdoce qu’exige l’innovation de rupture, dont Thiel est devenu un maître à penser.
Une vision nihiliste ?
Souscrire à la vision Girardienne pourrait être considéré comme pessimiste - à l’exception d’une minorité d’individus, nous serions contraints d’être guidés par des instincts irrationnels et contre-productifs. Et la minorité est profondément solitaire : à quoi bon lutter ?
Mais s’il était nihiliste, Thiel ne consacrerait pas toute son énergie à orienter le monde dans la direction qu’il souhaite. Dans son livre “Zero to One”, il décrit 4 manières de percevoir le monde :
Optimisme défini : le futur sera meilleur et on sait comment y arriver
Pessimisme défini : le futur sera pire et on sait pourquoi
Pessimisme indéfini : le futur sera pire mais on ignore pourquoi
Optimisme indéfini : le futur sera meilleur mais on ignore comment y arriver
L’entrepreneur reproche à la société Américaine d’être “indéfiniment optimiste”, et de trop croire au processus plutôt qu’à la planification. Ce faisant, elle s’expose à l’aléatoire, et subit le changement plutôt que de le concevoir.
Ce qu’il défend lui, c’est un optimisme défini, obéissant à une vision ambitieuse du futur, imaginée et planifiée. Il faut se battre pour un paradigme que l’on souhaite voir arriver, et le construire brique par brique.
Et quand on lui demande des exemples à suivre, le premier '“optimiste défini” qui lui vient à l’esprit n’est autre que son ancien associé, Elon Musk. Quoiqu’on pense de leurs frasques, ces deux individus sont des acteurs influents de la machine du monde, et laisseront sans doute une empreinte sur le long terme…
Et toi, quel futur veux-tu bâtir ?