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“Il est certain que la technologie crée pour l’être humain de nouveaux environnements physiques et sociaux radicalement différents de ceux auxquels la sélection naturelle a adapté l’espèce humaine, physiquement et psychologiquement.”
Ainsi s’exprimait le terroriste domestique américain Ted Kaczynski, aussi surnommé “Unabomber”, dans le manifeste qu’il a fait publier par la presse en 1995, 18 ans après son premier attentat. Dans ce document, il appelle à faire une révolution contre la technologie, au profit d’un idéal axé sur la Nature.
Même si je ne partage pas les actions suggérées et toutes les idées de Kaczynski, force est d’admettre que certains passages, à l’instar de celui-ci, sont plus modernes que jamais.
Technologie et libertés
Kaczynski est un néo-Luddite, dans la continuation du mouvement Luddite né tôt au 19ème siècle, à l’aube de la révolution industrielle. Il a été formé par des ouvriers qui, après avoir vu leurs métiers supprimés par l’introduction de machines, se sont organisés pour détruire ces dernières, responsables selon eux de leur situation.
À l’inverse des idées de Schumpeter, qui dit que la technologie crée toujours autant qu’elle ne détruit, les Luddites clament que la technologie ne peut être que mauvaise. Selon le Unabomber, mathématicien brillant parti vivre dans une cabine pendant près de 25 ans pour rédiger son manifeste, chaque avancée technologique est évidente, mais elle vient avec une restriction des libertés inévitables, que l’on ne peut mesurer qu’avec du recul.
Il prend l’exemple de l’eugénisme : pouvoir épargner à des enfants des maladies graves avant leur naissance sera probablement un jour d’actualité, mais c’est mettre le doigt dans un engrenage dangereux à l’échelle du progrès humain.
Et d’autres technologies jadis dystopiques sont sur le point de voir le jour.
Enveloppe corporelle
Dans le roman “Ready Player One”, récemment adapté au cinéma, le monde physique est délaissé au profit d’un monde virtuel, rempli d’aventures. Chacun fait le minimum syndical pour que son enveloppe corporelle survive dans une société post-apocalyptique, et n’a qu’à enfiler une combinaison pour rejoindre un serveur où il incarnera ce qu’il souhaite en devenant un avatar virtuel.
Ce récit est une sacralisation de l’individualité - l’objectif n’est plus d’évoluer avec une direction commune dans le monde réel, mais bien de consacrer un maximum de son temps personnel à profiter du monde digital, où l’on simulera des expériences communes contre des ennemis virtuels.
Dans cette dystopie, on ne peut s’empêcher de se demander : outre le loisir, quel est le sens de leur existence ?
Ingénierie des émotions
“Évidemment, la vie manquera tant de sens que les individus devront être psychologiquement ou biologiquement altérés, soit pour supprimer leur besoin de sens, soit pour le sublimer en un passe-temps inoffensif”, écrit Kaczynski, avant de poursuivre : “Comme les expériences l’ont démontré, les sentiments comme l’appétit, le plaisir, la colère et la peur peuvent être allumées et éteintes par des stimulations électroniques dans le cerveau.”
Il est maintenant bien établi que nos émotions et comportements ont des origines chimiques, et qu’il est par conséquent possible de les altérer. Dans “Army of none”, Paul Scharre narre une expérience terrifiante qui transforme une personne lambda en super-soldat dans des simulations où l’on supprime sa peur.
S’il est possible de réduire la peur, il est aujourd’hui également possible d’augmenter artificiellement la satisfaction, grâce à la dopamine.
Cette hormone a une fonction de récompense immédiate pour notre cerveau. Jadis, elle était utilisée comme un moteur puissant : trouver de la nourriture de qualité après un effort physique, par exemple, envoyait un signal à notre cerveau, pour que nous poursuivions nos efforts à accomplir nos besoins organiques.
Mais le 21eme siècle a vu l’apparition d’internet - et notre biologie s’en trouve bousculée.
Boucles de récompenses
Aujourd’hui, nous avons de la dopamine illimitée au bout de nos doigts. Entre les jeux vidéo et les applications délibérément construites pour piéger notre cerveau, comme décrit à merveille par Nir Eyal dans son livre “Hooked”, cette hormone ne sert plus son propos.
Pire, elle l’inverse.
Si la dopamine était jadis une raison pour nous faire nous lever du lit, elle est devenue une ruse pour nous y faire rester. Pourquoi se lever, travailler, affronter la pluie et le métro bondé, quand on peut donner à notre cerveau les signaux chimiques qui lui manquent depuis notre canapé ?
Le bémol, c’est que l’on s’habitue à tout. Les mécanismes d’addiction sont bien documentés : il en faut plus, toujours plus, sans quoi nous avons l’impression de manquer de sens.
Les chiffres sur la dépression des adolescents, même avant le Covid, sont alarmants. En hausse constante depuis des décennies, ils ont explosé dans les 10 dernières années, de 8 à 17% en 10 ans aux USA, dont une corrélation à envisager est l’arrivée des smartphones.
La grande majorité des adolescents anglais ont affirmé que leur vie manque de sens, avançant des raisons comme l’anxieté de ne pas avoir la vie de vitrine que semblent avoir leurs pairs sur les réseaux sociaux.
Neuralink et Métaverse
Et on s’apprête à franchir un pas de plus dans cette direction. Mark Zuckerberg a récemment annoncé le lancement de Meta, un univers virtuel que l’on pourra fréquenter avec un casque de réalité virtuelle, où l’on incarnera un avatar de soi.
Quant à Elon Musk, il promeut activement Neuralink, un système de puces connectées à notre cerveau, au travers desquelles il sera possible bientôt de traiter des maladies neurodégénératives, et un jour d’affecter directement nos sens.
Couplées, ces deux technologies promettent des bienfaits indéniables : la capacité de partager des émotions réelles avec des personnes à l’autre bout du monde ; la capacité à soigner des maladies grave ; une forme d’égalité des chances virtuelles ; ainsi que la possibilité pour n’importe quelle personne suffisamment déterminée de profiter d’une maison avec vue sur la mer… virtuelle.
Cependant, il est important de se poser la question des implications de telles disruptions technologiques à grande échelle.
L’alternative ?
La première, la plus évidente, est qu’une quantité encore supérieure du temps commun serait digitale.
Les fondations d’un tel monde existent : le Web3. La blockchain a créé la capacité pour des systèmes larges et complexes de gérer des échanges, comme des paiements, en toute sécurité. Mais ce n’est que le début.
Les applications décentralisées permettront à terme de gérer tous les pans d’une société virtuelle, proposant de démocratiser des outils alternatifs à ceux de la poignée d’entreprises qui ont la mainmise sur notre vie digitale, en s’affranchissant d’un groupe organisé aux commandes.
Si le Web3 se démocratise, il deviendra une alternative majeure aux fameux GAFAs - mais il ne changerait pas le cours des choses : la digitalisation grandissante de nos existences.
Naturellement, plus de temps en ligne, c’est moins de temps à gérer les problématiques physiques et imminentes, ce qui accélérerait probablement la baisse de fécondité. C’est aussi des communautés digitales globalisées mais davantage scindées : il est plus facile d’esquiver le débat et de mépriser “l’Autre” sur un serveur Discord qu’au bar du quartier.
Certes, le climat s’en porterait probablement mieux, car outre la fécondité, le monde virtuel nous permettrait de rendre visite à notre famille sans avoir à prendre l’avion. Du moins, si tout le monde se prêtait au jeu… ce qui n’est pas garanti.
Guerre culturelle
Car à contrecourant de l’Occident, la Chine a récemment limité drastiquement l’accès des jeunes aux jeux vidéo. De cette surveillance de masse, destinée à endiguer l’épidémie d’addiction virtuelle, il y a fort à penser que le Metaverse n’échappera pas à une régulation brutale.
Quid d’un monde où certains pays sont enfermés dans un monde digital, tandis que d’autres essaient activement de faire de chaque enfant un médecin ou un astrophysicien par la contrainte ?
Surtout, quid d’une société où le sens de l’existence est dilué entre une réalité ennuyante et un distributeur de dopamine illimité ?
Où notre métier et nos relations sociales, voire sexuelles, sont confiés à un algorithme, dont les artisans peuvent choisir de nous frustrer ou de nous récompenser ?
“Le public empêchera-t-il le contrôle des comportements humains par la technologie ?” se demande Kaczynski à propos de la résistance, avant d'‘y répondre : “Il le ferait certainement s’il y avait une tentative de l’introduire d’un coup. Mais puisque ledit contrôle sera introduit par une longue séquence de petites avancées, il n’y aura pas de résistance organisée et efficace.”
À la merci de qui ?
Construire une vie parallèle sur le web, c’est être à la merci des fondations physiques et digitales du web.
Confier son temps, son argent, ses relations sociales et ses sources de plaisir au digital, c’est prendre le risque de tout perdre si son accès nous est restreint, à l’instar de cette mafia vénézuélienne qui s’est appropriée des serveurs entiers du jeu en ligne Runescape pour y collecter l’or digital, revendu en dollars sonnants et trébuchants.
Imagine être bloqué à l’extérieur d’un bâtiment… digital.
Une vie virtuelle, c’est aussi une exposition radicale à un Black Swan, ou crise inattendue, dans le monde physique. Certes, il ne serait pas aisé de vouloir déconnecter internet en coupant ses câbles ou en détruisant ses satellites, sauf s’il y avait une concertation entre états, mais plus les sociétés se digitalisent, plus les intérêts potentiels à en attaquer les fondations physiques augmentent.
S’immerger dans le digital, c’est prendre un virage biologique rapide à l’échelle de l’évolution, pour se contraindre à réévaluer le sens de notre existence, individuelle et collective.
Enfin, s’immerger dans le digital, c’est accepter les règles de l’univers auquel on décide d’adhérer - ou plutôt accepter les décisions et les choix éthiques de ceux qui l’ont créé.
Si l’internet décentralisé est une arme pour s’affranchir de ce problème, il n’en demeure pas moins que son adoption doit être immédiate par le grand public, pour s’assurer d’avoir des alternatives aux GAFAs.
En attendant, Facebook a toujours 3 milliards d’utilisateurs mensuels actifs. À quel point est-on prêt à confier le sens de notre existence à une paire d’individus ?
Le poète romain Juvénal, au 1er siècle, a résumé le dilemme en cette question :
Qui garde les gardiens ?
Oh mais merci, ça fait du bien, vraiment, de tomber sur des articles de cette qualité.
J'ai découvert la newsletter grâce à un post Linkedin, comme quoi, même là-bas, l'espoir est permis !
J'ai rédigé - moins bien :) - un article sur le même sujet :
"La tentation des réalités virtuelles, du shifting au métaverse : Fiction 1 - Réalité : 0"
https://etreshumains.substack.com/p/la-tentation-des-realites-virtuelles?r=yomzv&s=w&utm_campaign=post&utm_medium=web
Génial... comme d'hab !