Cette newsletter est proposĂ©e par le startup studio Pareto. Pense Ă tâabonner !
Il est facile de haĂŻr Trump. Malheureusement, le mĂ©pris se marie mal avec la raison. La suite dâĂ©vĂ©nements qui a commencĂ© par la prise du capitole et qui sâest terminĂ©e par la disparition de nombreux comptes et applications, dont celui du prĂ©sident des USA, mĂ©rite dâĂȘtre analysĂ©e avec sang froid - prĂ©cisĂ©ment parce quâelle est si brĂ»lante.
Chacun le sait, il est plus facile de faire accepter des dĂ©cisions radicales Ă des foules galvanisĂ©es. Mais si lâon fait fi de nos sentiments envers Trump, son bannissement de Twitter et la suppression de lâapplication concurrente Parler sont-ils de bons signaux pour le futur de nos sociĂ©tĂ©s occidentales ?
Autrement formulĂ©e, la question devient : faut-il se rĂ©jouir quâune poignĂ©e de sociĂ©tĂ©s soit en capacitĂ© de faire taire, encore plus facilement quâun Ă©tat, une partie importante de la population - jusquâau prĂ©sident des USA ?
âTwitter est une entreprise privĂ©eâ
Câest lâargument le plus commun. Mais il est trop facile pour ĂȘtre ingurgitĂ© sans y songer un instant.
Dâabord, Twitter nâapplique pas systĂ©matiquement ses conditions dâutilisation. Il suffit de creuser un peu pour trouver quantitĂ© de tweets appelant Ă la violence, sur des individus ou des populations.
Mais soit, câest une entreprise privĂ©e, elle fait ce quâelle veut.
Le problĂšme, câest que lâargument est prĂ©sentĂ© comme une rĂ©futation de la question de fond. Câest un exemple classique du sophisme du faux dilemme. En effet, il est possible de simultanĂ©ment penser que les GAFAs sont dans leur droit mais de sâinquiĂ©ter des implications de leur toute puissance.
Et câest lĂ ce qui mâa interpellĂ©, quand jâai vu tant de gens en liesse aprĂšs la suppression du compte de Trump. Nâest-ce pas, en somme, exactement ce que chacun reproche Ă ses adversaires politiques ? De ne pas questionner des Ă©vĂ©nements majeurs sâils vont dans leur sens ?
Le cas Parler
Parler est une application prĂ©sentĂ©e comme alternative Ă Twitter, lancĂ©e avec une promesse forte : celle de ne jamais ĂȘtre censurĂ©.
Alors que beaucoup sây rĂ©fugiaient Ă la suite du ban de Trump, Parler a Ă©tĂ© supprimĂ©e de lâApp store, du Google play store, et Amazon Cloud a cessĂ© dâhĂ©berger ses serveurs - le tout dans la mĂȘme journĂ©e.
En fait, tous ses accĂšs Ă lâinternet occidental ont Ă©tĂ© brutalement coupĂ©s.
Il y a fort à penser que Parler a joué un rÎle dans les événements au capitole, mais malgré tout, sa suppression dérange. Pourquoi est-ce problématique ?
En premier lieu, on prĂ©sume que sâils trouvent un autre hĂ©bergeur, cela sera chez une puissance Ă©trangĂšre (ce que semble confirmer le NYT). StratĂ©giquement, câest probablement une erreur, comme le rappelle lâadage :
Sois proche de tes amis, et encore plus proche de tes ennemis (Don Corleone).
Ă lâinstar du rĂ©seau social russe âvkâ, utilisĂ© par les dissidents politiques occidentaux, les enjeux dĂ©passent ici les politiques nationales.
Ensuite, il est important de comprendre que lancer une alternative quand il y a de tels monopoles est difficile. Cela implique quâil ne pourrait plus jamais y avoir de dĂ©veloppement dâidĂ©es qui ne sâinscrivent pas dans ce qui est considĂ©rĂ© âacceptableâ par ces entreprises.
Le progrÚs par les idées
Les idĂ©es dissidentes sont indispensables au dĂ©veloppement dâune sociĂ©tĂ© saine. Il nây a pas si longtemps, il Ă©tait dissident de penser que la terre nâĂ©tait pas le centre de lâunivers, ou quâil fallait abolir lâesclavage. Qui peut garantir que des idĂ©es indispensables mais impopulaires ne devront pas voir le jour pour prĂ©server nos sociĂ©tĂ©s ? Lâobjectif dâune dĂ©mocratie, câest prĂ©cisĂ©ment dâautoriser le dĂ©bat, et de vaincre les mauvaises idĂ©es en public.
Se rĂ©jouir de la censure de ses opposants politiques, câest un peu comme donner un fusil Ă son ami schizophrĂšne pour quâil nous protĂšge. Que se passera-t-il quand son alter-ego prends le dessus ?
Il ne faut pas creuser bien loin dans lâhistoire pour trouver plĂ©thore dâĂ©vĂ©nements oĂč la pensĂ©e qui a fini par triompher Ă©tait jadis du âmauvais cĂŽtĂ© de la censureâ. Jâinsiste lĂ dessus : il est quasi systĂ©matique quâun excĂšs de pouvoir donnĂ© Ă nâimporte quelle structure se retourne inĂ©vitablement contre ceux qui le lui ont donnĂ©. Câest lĂ lâobjet des dystopies Orwelliennes.
Qui nâa jamais changĂ© dâavis sur un sujet important ? Qui peut garantir quâil nâaura jamais un avis divergent de celui des community managers de twitter ?
Le passĂ© doit ĂȘtre prĂ©servĂ©
Dans les jours qui ont suivi, des centaines dâĂ©diteurs et dâauteurs ont rĂ©clamĂ© la suppression du mĂ©moire de Trump ; sa statue a Ă©tĂ© retirĂ©e du musĂ©e GrĂ©vin ; et des personnalitĂ©s ont demandĂ© quâil soit supprimĂ© du film âMaman jâai ratĂ© lâavionâ. Le mot dâordre est clair : ces 4 annĂ©es nâont jamais existĂ©.
Quel bien peut-il venir de rĂ©Ă©crire lâhistoire ? Ne la consulte-t-on pas justement pour Ă©viter de commettre les mĂȘmes erreurs ? Des Ă©diteurs et des auteurs qui rĂ©clament lâinterdiction dâun livre, câest le paroxysme de lâabsurditĂ©. Il est possible de se procurer Mein Kampf, mais le mĂ©moire de Trump, câest trop ? Dans ce climat dâescalade permanente, ces mots dâOrwell rĂ©sonnent plus que jamais :
Every record has been destroyed or falsified, every book rewritten, every picture has been repainted, every statue and street building has been renamed, every date has been altered. And the process is continuing day by day and minute by minute. History has stopped. Nothing exists except an endless present in which the Party is always right.
â George Orwell, â1984â
Alors, fallait-il bannir Trump ?
Twitter doit prĂ©server le droit de bannir qui bon lui semble, câest une entreprise privĂ©e. Mais dâaprĂšs-moi, cette dĂ©cision est une erreur.
Car plutĂŽt quâune rĂ©unification, le plus probable est que la fracture entre les deux AmĂ©riques sâagrandisse davantage. Les pro-Trump iront sur leur application hĂ©bergĂ©e en Russie, et les anti-Trump resteront sur Twitter. De chaque cĂŽtĂ©, on se congratulera sans jamais avoir la possibilitĂ© de rĂ©concilier ses idĂ©es.
Ainsi, sâil nây a pas de solution Ă©vidente Ă un problĂšme si nuancĂ©, il est indispensable que chacun sâĂ©quipe dâun esprit critique aiguisĂ©, et parvienne Ă voir au delĂ des Ă©motions et du mĂ©pris - surtout en pĂ©riode de crise.
Nous devons préserver la liberté de faire émerger des idées nouvelles.
Notre civilisation en dépend.