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À la sortie de l’iPad, dont Steve Jobs souhaitait faire un appareil de lecture en concurrence avec le Kindle d’Amazon, Apple devait négocier avec les éditeurs majeurs pour distribuer leurs ebooks sur ses appareils. La plupart d’entre-eux avaient signé rapidement, mais il en restait un à convaincre : Harper Collins. L’échange passionnant entre Steve Jobs et l’un de leur directeurs, James Murdoch, a été rendu public. Tu peux le lire en entier (en Anglais) ici.
J’ai trouvé l’un des premiers emails de Steve Jobs fourré de bonnes pratiques, alors je l’ai traduit en Français pour en faire l’analyse (note: c’est moi qui ai passé certains segments en gras):
James,
Notre proposition, basée sur la version papier de chaque livre, est notre limite haute pour un prix de vente. La raison qui a guidé notre choix est que, d’après notre expérience de vente en ligne, nous ne croyons tout simplement pas que le marché de l’ebook pourra fonctionner avec des prix excédant $12.99 ou $14.99. N’oublie pas qu’Amazon vend ces livres à $9.99 et qui sait, peut-être qu’ils ont raison et qu’on se plantera même à $12.99. Mais nous sommes prêts à essayer au prix que nous avons proposé. Nous ne voulons pas aller plus haut car nous sommes certains que nous échouerons tous les deux.
De notre point de vue, HC a 3 options:
Se lancer avec Apple et voir si nous pouvons créer un vrai marché populaire d’ebooks à $12.99 et $14.99.
Continuer avec Amazon à $9.99. Vous gagnerez un peu plus d’argent à court terme, mais à moyen terme Amazon vous annonceront qu’ils payeront désormais 70% de $9.99. Eux aussi ont des investisseurs.
Retirer vos livres d’Amazon. Sans donner la possibilité à vos clients d’acheter vos ebooks, ils les voleront. Ce sera le début du piratage et une fois commencé, ça sera inarrêtable. Crois-moi, je l’ai déjà vu de mes propres yeux.
Je rate peut-être quelque chose, mais je ne vois pas d’alternative. Tu en vois une ?
Bien à toi,
Steve
Cet email, si court soit-il, est plein de leçons à garder en tête dans une négociation. Voici celles qui m’ont interpellé:
Sans gras ni paillettes
L’email est court, va droit au but, le vocabulaire est simple (parfois à la limite du familier). Steve n’est pas là pour séduire, mais pour parler franc et éviter de perdre du temps. C’est une forme de respect : “nous ne sommes pas là pour tourner autour du pot, tu as du boulot et moi aussi”. Ceci appuie la maturité de l’opération et l’envie d’aller vite.
Respectueux mais accessible
Pour marquer la proximité, Steve Jobs appelle son interlocuteur par son prénom, mais cela ne l’empêche pas de signer « Bien à toi ». En écrivant des choses comme « Crois-moi, je l’ai vu de mes propres yeux », ou en utilisant des termes presque familiers comme « on se plantera », Steve se livre à James et achève de le réconforter - ils peuvent se dire les choses comme elles sont.
Sois proche de tes amis, et davantage de tes ennemis - Don Corleone.
Humble
Steve Jobs choisit plusieurs termes démontrant qu’il est dans un processus d’apprentissage : “qui sait”, “nous sommes prêts à essayer”, "je rate peut être quelque chose". Il ne sait pas tout, il est transparent à ce sujet, et il essaie de faire au mieux en vertu des données qu’il possède actuellement. Ceci contraint son interlocuteur à réagir de la même manière, car une réaction disproportionnée serait absurde et humiliante. On ne tire pas sur un homme désarmé.
Pragmatique
Steve Jobs met les pieds dans le plat en pointant du doigt l’éléphant dans la pièce: “si les prix sont trop élevés, on aura affaire à du piratage - et ça, personne n’en a envie”. Il mentionne aussi une réalité que James ne peut pas ignorer sans paraître de mauvaise foi : certes, Apple négocie les prix, mais Amazon aura inévitablement les mêmes contraintes ("eux aussi ont des investisseurs").
Enfin, il déroule les 3 options à la portée de Harpers Collins, selon lui. Cela démontre qu’il a fait ses devoirs en amont et considéré toutes les variables possibles, pour gagner du temps dans la discussion. Cela permet aussi d’enfermer Harper Collins dans une liste de positions qu’il a soigneusement délimitées (à l’instar des sondages où les réponses possibles sont « très content », « plutôt content », ou « content »).
Unificateur
Le fait de positionner Amazon comme cassant les prix les place tous les deux dans le même bateau: Steve Jobs désigne un ennemi commun pour pouvoir mieux le vaincre, et forcer James à baisser sa garde. Steve précise également que s’ils échouent, ils échoueront ensemble (« nous échouerons tous les deux »). Ils forment désormais une équipe.
Enfin, Steve inclut son interlocuteur dans le processus de réflexion: “tu vois une autre solution ?” Ceci permet de recontextualiser la négociation : “Nous n’essayons pas de vous faire plier sur nos termes, nous pensons réellement que nos options sont limitées pour un deal win/win. Mais je suis prêt à discuter si jamais tu as une meilleure proposition. » Grace à ça, la marge de manœuvre de James Murdoch devient limitée…
En conclusion…
Quelques jours après cet email, Harper Collins et Apple ont signé le deal. Avoir accès à ces échanges nous permet de mieux comprendre pourquoi Steve Jobs est l’entrepreneur qu’il est, et pourquoi j’écris actuellement ces lignes sur un Mac…
