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En 1985 sortait âAmusing ourselves to deathâ, dans lequel lâauteur Neil Postman se prĂȘtait Ă lâexercice de dĂ©cider laquelle des deux principales dystopies du 20eme siĂšcle - 1984 dâOrwell et Le Meilleur des Mondes de Huxley - avait vu juste.
Il y soutenait la thĂšse selon laquelle la qualitĂ© de lâinformation que nous consommons est liĂ©e au mĂ©dia qui la dĂ©livre.
Ă lâĂ©poque des journaux papier, il fallait faire preuve dâun effort de concentration et suivre une trame critique pour accĂ©der Ă lâinformation. Puis est arrivĂ©e la radio, qui ne pouvait plus se permettre dâavoir des silences trop longs ou des discussions trop profondes ; et enfin la tĂ©lĂ©, oĂč la course Ă lâaudimat se jouait Ă des images de plus en plus colorĂ©es, violentes et cocasses.
Postman Ă©crivait dâailleurs - 30 ans avant Trump - quâune star de tĂ©lĂ© rĂ©alitĂ© serait un jour prĂ©sidente des USA.
Plus les mĂ©dias progressent, disait-il, plus lâinformation perd de sa substance. Mais ça ne sâest pas arrĂȘtĂ© Ă la tĂ©lĂ© : depuis la naissance dâinternet, la guerre pour lâattention fait rage. Nous sommes inondĂ©s dâaffirmations, de fake news, de tweets, de rĂ©flexions simplifiĂ©es et packagĂ©es, de notifications et de clickbait. Nous avons moins que jamais le temps de les vĂ©rifier, et Ă cause de cela notre esprit critique ne fait plus son travail correctement : nous devenons de plus en plus manipulables.
Pensée absolue
Le sophisme que lâon rencontre le plus est probablement lâaffirmation absolue.
Dire quâil y a trop de morts ou pas assez de bonheur est une ineptie : en rĂ©alitĂ©, il y a trop de morts de causes non naturelles Ă partir du moment ou ce chiffre excĂšde 0 ; et il y a insuffisamment de gens heureux Ă partir du moment oĂč ce chiffre est infĂ©rieur Ă 100%. Mais se baser sur lâutopie nâest pas une bonne mĂ©thode pour trouver du progrĂšs incrĂ©mental. âLe mieux est lâennemi du bienâ, encore et toujours.
Aussi, pour rester rigoureux, il y a plusieurs choses indispensables Ă considĂ©rer lorsque lâon reçoit une information :
DĂ©finition : parle-t-on de la mĂȘme chose ?
Contexte : par rapport Ă quoi ?
Progression : quelle est la direction et la vitesse du phénomÚne ?
Limites : jusquâoĂč peut-il aller ?
Interprétation : veut-on le croire ?
Définition
Prenons le trĂšs classique âAvant, câĂ©tait mieux (ou pire).â Mais pour qui ? Avant, câest quand ? Mieux ou pire, câest quoi ? Parle-t-on du bonheur, du sens, des possessions matĂ©rielles, de nos valeurs ? Et si câest le bonheur, par exemple, est-ce dĂ©claratif ? Sinon, comment le mesurer ?
Dans Sapiens, Yuval Noah Harrari dĂ©fend lâidĂ©e que le bonheur est liĂ© Ă des procĂ©dĂ©s chimiques dans notre cerveau, qui ont un maximum biologique, et que le bonheur moyen serait par consĂ©quent plutĂŽt stable dans lâhistoire.
Il est frĂ©quent que dans un dĂ©bat, on finisse par se rendre compte quâon est en fait dâaccord - on sâest juste engouffrĂ©s dans un argument sans prendre le temps de sâassurer que la dĂ©finition des termes Ă©tait partagĂ©e et que lâobjectif de lâĂ©change Ă©tait commun.
Le problĂšme, câest que si lâon construit notre pensĂ©e sur une affirmation dont on nâa pas dĂ©fini et questionnĂ© les fondamentaux, il est facile de se faire entraĂźner Ă assimiler des idĂ©es sans ĂȘtre dâaccord avec ses prĂ©mices. Si on concĂšde Ă un idĂ©ologue une affirmation vague sans la questionner, il pourra trĂšs facilement nous amener Ă des conclusions qui semblent en dĂ©couler - et Ă lâaction.
Méfie-toi des généralités.
Contexte
Il est impossible de traiter un chiffre de maniÚre unidimensionnelle. Sa lecture sera systématiquement erronée.
Prenons un point de donnĂ©e souvent utilisĂ© en politique : le chĂŽmage. Est-il haut ? Par rapport Ă quoi ? Un autre pays ? Une autre Ă©poque ? Ă quel point considĂšre-t-on quâil est haut ? 1% ? 5% ? 20% ?
Surtout, est-ce le seul critĂšre ? Dans la complexitĂ© de notre monde, peut-on comparer une telle donnĂ©e Ă celle dâautres nations sans tenir compte des diffĂ©rences culturelles, historiques, gĂ©opolitiques, des traditions et mĆurs de leur population, de leur systĂšme Ă©lectoral et niveau d'imposition ?
Si la technologie au 21e siĂšcle venait Ă contredire Schumpeter - câest Ă dire quâelle dĂ©truirait, cette fois-ci, plus dâemplois quâelle nâen crĂ©erait - peut-ĂȘtre que le taux dâemploi deviendrait une valeur moins pertinente Ă analyser que le confort de vie et lâĂ©tat psychologique de ceux qui en seraient dĂ©pourvus ?
Rappelons-nous que la CorĂ©e du Nord a lâun des taux de chĂŽmage les plus faibles du monde.
Méfie-toi des données qui manquent.
Progression
Durant les mois de Janvier/FĂ©vrier 2020, plĂ©thore de personnalitĂ©s ont rĂ©futĂ© la possibilitĂ© que le Covid puisse devenir un problĂšme basĂ© sur cet argument fallacieux : âIl nây a que quelques cas dans le mondeâ.
Dans un exercice honnĂȘte, deux choses comptent seulement : la direction et la vitesse.
La tendance est-elle en train dâaugmenter et de baisser ?
Le fait-elle de maniÚre constante (linéaire) ou accélérée/décélérée ?
Dans le cas du CoVid, le nombre de cas Ă©tait immĂ©diatement Ă la hausse (une personne en infectait plus dâune en moyenne), et la vĂ©locitĂ© Ă©tait rapide, exponentielle mĂȘme : on doublait de cas tous les jours. MalgrĂ© la complexitĂ© des pandĂ©mies, il Ă©tait nĂ©anmoins malhonnĂȘte dâaffirmer sans lâombre dâun doute quâune telle dynamique cesserait par magie.
Autre exemple, la courbe du Bitcoin. Prenons 2 cas oĂč son prix Ă©tait Ă $14k, et les quelques mois qui ont suivi :
En 2018, Ă la montĂ©e comme Ă la descente, puis en 2020, encore Ă la montĂ©e, beaucoup dâanalystes disaient que $14k câĂ©tait cher, tandis que dâautres clamaient lâinverse. Mais sans la direction et la vitesse, lâinformation avait assez peu de valeur - il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de vendre en Janvier 2018 et dâacheter en Octobre 2020. Une mĂȘme donnĂ©e, deux directions opposĂ©es.
Méfie-toi des absolus.
Prédiction
Dans ses livres, le probabiliste Nassim Taleb reproche abondamment Ă ceux qui sont chargĂ©s de prendre des dĂ©cisions basĂ©es sur des prĂ©dictions (âGouverner, câest prĂ©voirâ, disait Adolphe Thiers), de manquer de skin in the game :
La bureaucratie est une construction grùce à laquelle une personne est commodément séparée des conséquences de ses actions.
DâaprĂšs-lui, les mĂ©tiers fortement invitĂ©s Ă la prĂ©diction sont souvent ceux qui prennent le moins de risques - les banquiers de la crise de 2008 ont Ă©tĂ© moins touchĂ©s individuellement que la plupart des Ă©pargnants qui ont subi la crise de plein fouet. Un politicien qui prend une dĂ©cision aujourdâhui sera probablement Ă la retraite quand on pourra en mesurer les consĂ©quences.
Sans en endosser les conséquences, il est plus facile de donner des conseils.
Souviens-toi dâailleurs que dans mon article sur les prodiges, je relate lâexpĂ©rience de Tetlock qui a trouvĂ© que les spĂ©cialistes dâun sujet - ceux qui Ă©taient plus mĂ©diatisĂ©s - Ă©taient ceux qui se trompaient le plus sur les prĂ©dictions dans leur domaine.
Méfie-toi des prédictions.
Extrapolation
Puisque nous sommes dans un monde fini, les limites sont partout - quelle que soit la vitesse dâinfection dâune pandĂ©mie, il y a une limite au nombre dâindividus potentiellement contaminĂ©s, quelque part autour de 7.8 milliards. Et plus une tendance augmente vite, plus il est difficile dâarriver Ă ses limites : si 99% des humains ont Ă©tĂ© contaminĂ©s et immunisĂ©s, le dernier % sera beaucoup moins propice Ă lâattraper - quiconque Ă jouĂ© au jeu mobile âPlague Inc.â pourra en attester.
Lorsquâon projette une tendance, prenant en compte sa direction et sa vĂ©locitĂ©, il est donc important de ne pas considĂ©rer que la courbe continuera Ă lâinfini, et de songer Ă ses limites : lâune des limites de la propagation du Covid a tout simplement Ă©tĂ© la rĂ©action humaine. Les rapports les plus alarmistes ne prenaient pas en compte une Ă©vidence : lâenvironnement (et donc nous) aurait inĂ©vitablement un impact sur sa progression.
Dans Factfulness, le mĂ©decin Hans Rosling cite le cas de lâaugmentation de la population, trop souvent extrapolĂ©e sur sa pĂ©riode de progression la plus extrĂȘme. Prenons le graphique de lâaugmentation absolue de la population globale de lâan 0 Ă lâannĂ©e 1987 :
Dans cette pĂ©riode, nous sommes passĂ©s de virtuellement 0 Ă 91.75 millions de nouveaux individus par an, Ă son pic en 1987, 2x plus quâen 1954. Projetons-nous : Ă un tel rythme, en 2050 la population mondiale augmenterait de plus de 200 millions par an, pour une population mondiale qui pourrait atteindre plus de 20 milliards dâindividus Ă la fin du siĂšcle !
Maintenant, prenons la mĂȘme donnĂ©e, cette fois de lâannĂ©e 1906 Ă nos jours, incluant les projections jusquâĂ 2047.
On rĂ©alise que cette fameuse annĂ©e 1987 Ă©tait le pic de la vague, et que les prĂ©dictions vont vers un fort ralentissement de la population mondiale - les raisons sont multiples, mais encore une fois le temps et lâenvironnement ont eu un effet sur cette courbe.
Dâailleurs, la plus grande prouesse dans ce chiffre est quâil baisse malgrĂ© des phĂ©nomĂšnes qui vont Ă son encontre, tels que le vieillissement de la population mondiale, notamment dĂ» Ă la progression et lâaccessibilitĂ© des technologies de santĂ©, ou encore lâeffondrement la mortalitĂ© infantile :
Méfie-toi des courbes.
Interprétation
Dans The righteous mind, le philosophe Peter Boghossian expose le rĂ©sultat de ses recherches : en recevant une information, notre cerveau limbique, siĂšge des Ă©motions, dĂ©cide sâil doit la catĂ©goriser de maniĂšre positive ou nĂ©gative en 0.2 secondes. Câest lui qui dĂ©cide si on veut ĂȘtre dâaccord, si cette information plaĂźt Ă notre cadre moral.
Ensuite, notre cerveau logique, le nĂ©ocortex, devient son attachĂ© de presse. Il est chargĂ© de dĂ©fendre Ă tout prix la dĂ©cision du cerveau limbique, et dâutiliser toutes ses facultĂ©s logiques dans ce sens.
Dans ce mĂȘme ouvrage, Boghossian relate de nombreuses Ă©tudes menĂ©es aux USA, oĂč dĂ©mocrates et rĂ©publicains ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s avec des chiffres identiques, et devaient dĂ©cider de politiques qui en dĂ©coulent : non seulement les interprĂ©tations des chiffres divergeaient, mais les politiques choisies par les cobayes des deux camps - avec les mĂȘmes donnĂ©es - Ă©taient radicalement opposĂ©es.
Câest pour cela que lâon trouve des gens brillants avec tous types dâopinions, mĂȘme celles qui nous paraissent le plus absurdes : nous mettons notre intelligence au service de nos Ă©motions.
Méfie-toi de ton cerveau.
âNobody wants to get rich slowlyâ - Warren Buffett
On a fait lâexpĂ©rience de pensĂ©e suivante Ă propos de lâinvestisseur Warren Buffet, qui a longtemps Ă©tĂ© lâhomme le plus riche du monde. Il est notoire pour avoir commencĂ© Ă investir Ă 10 ans, et pour continuer aujourdâhui Ă 90 ans. Mais que se serait-il passĂ© sâil avait commencĂ© Ă investir Ă 30 ans et pris sa retraite Ă 60 ans ?
Avec la mĂȘme stratĂ©gie et les mĂȘmes retours, il aurait aujourdâhui moins de 12 millions de dollars - soit 99.9% de fortune en moins. 99.7% de sa fortune a Ă©tĂ© amassĂ©e aprĂšs ses 52 ans.
Si cela parait absurde, câest parce que nos esprits ne sont pas faits pour apprĂ©hender intuitivement des systĂšmes de donnĂ©es chiffrĂ©s et complexes. Ă cause de ça, nous avons le devoir de prendre une pause pour dĂ©composer une information avant de la transformer en dĂ©cision - mĂȘme si la technologie ne nous y aide pas.
Car tout le monde le sait : les mĂ©dias, câĂ©tait mieux avant.