Cet article est un peu plus long que d’habitude, par nécessité de clarté. S’il est plus aisé pour toi de l’écouter (10 minutes), n’oublie pas qu’il est disponible en podcast 🎙
Écoute-le sur Substack, Spotify, Apple podcasts, Deezer, et en RSS.
Si tu es entrepreneur, n’hésite pas à écouter mon passage dans le podcast “Pourparler”, de l’expert en négociation Julien Pélabère, où j’aborde comment pitcher son idée quand on entreprend 😉
Début décembre, le podcaster Joe Rogan enflammait la toile en partageant une image des cycles présumés d’une civilisation : des Hommes (avec un grand “H”) faibles impliquent une période difficile, qui forge des Hommes forts, menant à une société confortable, créant des Hommes faibles, et ainsi de suite.
Si son post, supprimé depuis, était alarmiste, il n’en demeure pas moins que la cyclicité des civilisations est une idée virtuellement vieille comme le monde.
La cosmogonie Hindoue, par exemple, considère que le monde comporte 4 âges, de l’âge d’or à l’âge de fer, le plus corrompu, qui finit par laisser place au renouveau, expié de sa corruption.
Le philosophe arabe Ibn Kaldoun a popularisé au 14e siècle des cycles de civilisation, affirmant que chacune possède en son sein les germes de sa décadence.
En Europe, l’oeuvre de Thomas Cole baptisée le cours de l’Empire est une série de 5 tableaux peints au 19e siècle, décrivant une nature sauvage qui devient une ville puis un empire cupide, avant de se plonger dans une guerre qui permet à la nature de reprendre ses droits.
Quant à la Chine, les dynasties depuis 3000 ans sont soumises au Mandat du Ciel : les catastrophes naturelles et pandémies étaient des signes d’une réprobation divine, légitimant une rébellion du peuple pour instaurer une nouvelle dynastie.
Ça te rappelle quelque chose ?
Signaux inquiétants
Pourquoi seuls 41% des américains font au moins modérément confiance aux médias contre 76% il y a 50 ans ?
Pourquoi les américains sont au plus haut point de polarisation politique de leur histoire récente ?
Pourquoi les jeunes générations semblent-elles irréconciliables avec les boomers, comme ils les appellent ?
Pourquoi l’inflation explose ?
Pourquoi, après une période de paix relative aussi longue, il semble que l’équilibre géopolitique mondial se fissure ? La Russie a pris la Crimée avec une relative facilité, menace d’envahir le reste de l’Ukraine, et la Chine multiplie ses actions pour récupérer Taïwan dans une impuissance totale des observateurs internationaux.
Et si tout cela était lié ? Et si l’âge d’or d’après-guerre était l’exception, plutôt que la règle ?
Lire le passé pour voir le futur
En observant ces signaux, le fondateur du fonds d’investissement Bridgewater, Ray Dalio, s’est plongé 15 siècles dans le passé pour essayer de mieux comprendre la place des USA dans l’histoire, et se préparer au futur - il en fait l’exposé dans l’ouvrage “Dealing with the changing world order”.
“Mon métier, en plaçant l’argent des autres, est d’anticiper ce qui va se passer.” dit-il. “Si je me fais surprendre par des événements qui sont déjà arrivés par le passé, je suis entièrement responsable. Lors de mes discussions avec les chefs d’états et les patrons de grandes entreprises, j’ai réalisé que personne n’avait une compréhension de l’histoire qui dépassait sa propre durée de vie. Comment peuvent-ils prendre des décisions pour le long terme ?”
D’après Dalio, pour comprendre notre présent il faut avoir étudié le passé. Le problème avec la plupart des gens, toujours d’après-lui, c’est qu’ils ne cherchent que dans leur passé - ils sont donc totalement aveugles aux cycles dès lors qu’ils dépassent la durée d’une vie.
Et ils se font surprendre par des événements prévisibles.
Pour lui, les cycles financiers se font sur une période de 50 à 75 ans, et les cycles des Empires sur 15 à 20 décennies. Par conséquent, la plupart des gens finiront leur vie dans un cycle différent de celui dans lequel ils ont grandi, d’où l’incompréhension entre les générations.
Mais qu’est-ce qui régit ces cycles ?
D’où viennent les empires ?
L’établissement d’un empire, d’après Dalio, est l’addition de plusieurs facteurs :
Les finances, d’abord, doivent être en bon état. Des taux d’intérêts faibles et peu de dettes. En général, les périodes de crise permettent de remettre les compteurs à 0 et de repartir sur des bases saines.
Puis viennent les facteurs internes comme le capital humain : le niveau d’ordre dans le pays est dépendant de sa culture, des rapports entre ses individus et ses systèmes de pensées, comme les religions, mais aussi de la qualité de ses dirigeants.
Ensuite viennent les facteurs externes, comme la concurrence commerciale et militaire avec les autres pays.
Enfin, des facteurs hérités, comme la géographie et la géologie, sont aussi indispensables à l’alchimie.
Venise, par exemple, est devenue incontournable sur la scène internationale dès lors que les innovations maritimes ont permis un commerce international à grande échelle. Un autre exemple est celui du pétrole au Moyen-orient.
Lorsque toutes ces conditions sont réunies, c’est à dire qu’un pays a de bonnes finances, une paix intérieure et extérieure, d’excellents dirigeants, une position géographique et des ressources naturelles alignées avec l’avancée de la technologie, les étapes de la création de l’empire peuvent commencer.
Émergence
Dalio se concentre pour son analyse sur 4 empires au cours des derniers siècles. La Chine, plus grande puissance mondiale pendant près de mille ans avant de disparaître au 16e siècle et de revenir au galop au 21e ; la Hollande, qui a dominé au 16e et 17 siècle ; la Grande Bretagne, qui a dominé au 18 et 19e ; et les USA, qui culminent depuis.
D’après lui, les cycles entiers de la création à la disparition à l’échelle internationale se font sur moins de deux siècles.
La première étape, qui suit une période de chaos, est d’élire des dirigeants optimistes et fédérateurs : ils investiront dans l’éducation, ce qui poussera l’innovation puis la production. La production pourra être exportée, mais pour la défendre, il faudra développer une puissance militaire.
Et plus le commerce extérieur du pays sera fort, plus les autres pays auront besoin d’utiliser sa monnaie, jusqu’à ce qu’elle devienne un refuge et une monnaie de réserve. C’est le cas aujourd’hui du dollar.
Ensuite, c’est l’essor.
Dans un empire culminant, les polarisations idéologiques, religieuses et financières sont au plus faible. L’un des indicateurs clés de la prospérité est sa classe moyenne : plus elle est grande en proportion de la population, plus l’empire est stable.
Chaque domaine renforçant les autres, un cercle vertueux mène à une accélération rapide du progrès. À ce stade, le pays est une référence scientifique et culturelle, une puissance militaire incontournable, et une référence monétaire globale.
Suffisamment pour que l’opulence et l’excès de confiance commencent à le faire vaciller.
Déclin
Le capitalisme, qui a permis d’arriver à la prospérité en premier lieu, est son propre pire ennemi, car il tire profit des leviers exponentiels de la réussite : ceux qui réussissent finissent à des ordres de grandeurs financiers au dessus des plus démunis.
Quand un empire se porte bien, l’économie est stimulée, et on a tendance à avoir les yeux plus gros que le ventre. On finit par être si déployés géographiquement qu’il est difficile de se défendre sur tous les fronts. On finit collectivement par emprunter beaucoup plus d’argent que ce qu’on a la possibilité de rembourser. Et au moindre imprévu, on prend peur.
Alors on consomme moins, et l’économie ralentit.
Pour la stimuler, l’état augmente les impôts, mais il y a un seuil de tolérance des populations - l’état baisse donc ses taux d’intérêt pour favoriser l’emprunt, et se heurte à un nouveau seuil. La dernière option est l’impression de monnaie par la banque centrale, la fameuse “planche à billets” si sollicitée en 2008 et plus récemment pendant le Covid.
Plus on crée de la monnaie, moins elle a de valeur pour acheter des produits : c’est l’inflation.
L’inflation augmente le prix de la vie, et les pauvres sont les plus durement touchés. La nature humaine fait le reste : les tensions augmentent, chacun se rapproche de ceux qui lui ressemblent : communauté, classe sociale, idéologie ou religion.
Dans ce processus, les groupes ont tendance à chacun définir un bouc émissaire, une théorie magistralement défendue par le philosophe René Girard. L’ennemi commun renforce la coopération et la résilience au sein d’un groupe, mais augmente son hostilité envers les autres groupes.
Quand celle-ci dépasse un certain seuil, la censure augmente, et l’auto-censure davantage. Les personnes compétentes sont contraintes au silence car elles craignent des conséquences pour leur vie personnelle et professionnelle.
Les médias deviennent militants, le populisme se développe, les états prennent des mesures plus fermes contre leurs citoyens, et chacun doit choisir un camp.
Ensuite, une crise majeure (et souvient violente) survient. Celle-ci rebat les cartes du système et laisse place à un nouvel ordre mondial.
Et tous ces événements peuvent naturellement être précipités par des catastrophes naturelles ou pandémies, mais aussi par des événements extérieurs - car quand un empire subit des tensions internes, ses concurrents en profitent.
Où en sont les USA ?
Dalio utilise un certain nombre d’indicateurs pour décrire l’état d’avancement d’une société, dont certains sont binaires (rouge ou verts). Les étapes se succèdent, sans pour autant être inéluctables : il est possible de se stabiliser pendant le déclin, si les bonnes conditions et décisions sont réunies.
D’après lui, les USA en sont au stade 5/6 du déclin, le sixième étant la guerre civile (!). Il estime les probabilités d’y arriver avec les indicateurs actuels à 1/6e. C’est déjà beaucoup.
Des éléments déterminants, comme les sujet écologiques, technologiques, ou un défi frontal de la Chine, pourraient précipiter une crise, à laquelle le sort de l’Europe serait intrinsèquement liée.
Si ce type d’évènements nous paraît impossible, c’est parce qu’ils ne ne sont jamais arrivés de notre vivant. Mais mieux vaux prévenir que guérir.
Alors que faire ?
Hope for the best, prepare for the worst
L’idée de Dalio n’est pas de créer une panique générale, mais plutôt de nous sensibiliser à mieux lire notre environnement pour prendre de meilleures décisions, notamment financières.
L’or, par exemple, n’est pas un bon investissement en temps de paix, mais il est souvent le meilleur en temps de crise. Surtout quand notre monnaie est dévaluée à cause de l’inflation.
Ainsi l’investisseur nous invite à constamment diversifier, observer, et réévaluer : les périodes de crise sont systématiquement synonymes d’opportunités.
Sur le long terme, il y a de quoi être optimiste : malgré les crises, nos civilisations sont en progression rapide sur tous les fronts depuis des millénaires.
Jamais la famine et la mortalité infantile n’ont été si faibles, jamais l’accès à l’éducation et à la technologie n’a été si répandu, et jamais l’inventivité humaine n’a été plus débridée.
Si l’Occident tangue, il a les ressources humaines et intellectuelles pour surmonter ses défis - il faudra prendre de la hauteur, et surtout nous efforcer de différencier les symptômes - comme le populisme - des causes - comme la crise existentielle d’un empire fragilisé.
Rendez-vous dans dix ans.